mardi 17 novembre 2015

Autour de Beethoven : entretien avec Jean-Claude Henriot, pianiste

The Artist

Sorti en 2011 et produit par la firme polonaise Dux, son premier enregistrement solo consacré aux Variations Diabelli de Beethoven lui a valu une belle consécration critique. Quatre ans plus tard, le pianiste français Jean-Claude Henriot revient, avec un second opus à nouveau placé sous l’égide de Beethoven, mais articulé cette fois autour d’un programme plus varié : les Onze Bagatelles opus 119, la Fantaisie en sol mineur, l’Andante Favori, les 32 Variations en en ut mineur et les Six Bagatelles opus 126. C’est dans le cadre charmant de la terrasse de son appartement scéen, un café devant lui, qu’il a reçu l’Observatoire des Visions Périphériques, pour évoquer librement l’élaboration de ce dernier disque, son rapport à Beethoven, son parcours. Celui d’un fils d'instituteurs né en 1948 à Paris, Premier Prix de piano au CNSM de Paris puis soixante-huitard, inlassable interprète de Debussy et ancien membre du Quatuor Olivier Messiaen qui s’est produit aux quatre coins du monde et a enregistré sous la direction du compositeur ce qui fait figure de version de référence du Quatuor pour la fin du temps, collaborateur de l’Intercontemporain et de l’ensemble Aleph, et qui, il y a de cela quelques jours à peine, jouait le 3ème concerto de Beethoven, à Antony, devant une salle archi-comble. Soucieux de la précision de ses mots comme, en concert, il l’est de celle ses sons, ce lecteur assidu du journal L’Equipe n’en est pourtant pas avare d'explications, et donne ici de nombreuses clés pour mieux apprécier ses conceptions musicales. Verbatim express.

L’Obvisper : Merci de nous recevoir sur votre terrasse.
Jean-Claude Henriot : Ça c’est important, justement j’y pensais, je me disais ça peut être bien d’établir un contexte et de commencer par situer l’environnement du personnage. J’habite à Sceaux depuis… J’allais dire depuis toujours. Je ne m’en suis jamais écarté depuis que j’ai huit ans et demi, j’y ai vécu dans trois maisons, mais toujours à proximité du merveilleux Parc de Sceaux qui m’a fasciné dès que je suis arrivé dans cette région-là.

« Tu joueras bien Beethoven quand tu auras soixante ans. »

Après un premier disque déjà consacré à Beethoven, pourquoi ne pas vous être aventuré vers d’autres influences ?
La question se posait effectivement. En fait, je ne sais pas si j’ai été programmé très jeune pour jouer Beethoven, il y avait dans la famille une espèce d’admiration plus ou moins abstraite du personnage de Beethoven et de sa musique, plus ou moins artificielle, mais toujours est-il que j’ai grandi et ai été élevé dans le culte de ce personnage, si bien qu’avant même de connaître sa musique, le nom de Beethoven était quelque chose de familier et de révéré dans la famille, et j’ai dû m’approprier cette fascination qui a progressivement infusé. On m’a aussi frotté aux grandes œuvres de Beethoven trop jeune par rapport à la maturité qu’elles demandent, mais j’avais un professeur qui m’a dit « de toute façon, c’est pas grave, il faut commencer maintenant et tu  joueras bien Beethoven quand tu auras soixante ans. » Peut-être que c‘est resté au fond de moi, je me suis peut-être interdit de publier quoi que ce soit sur Beethoven avant cet âge-là, et quand l’âge est arrivé, je me suis dit « maintenant c’est le moment ». Mais je ne suis pas resté sans rien faire pendant tout ce laps de temps, j’ai joué Beethoven pendant toute ma carrière et ma vie de musicien, les sonates mais surtout toute la musique de chambre, quelques concertos aussi. Et donc, je n’en avais pas terminé avec Beethoven. Quand j’ai enregistré les variations Diabelli, le dernier sommet absolu de Beethoven, je me suis posé la question, et je me suis dit que je n’avais pas fini ce que j’avais envie de dire au sujet de Beethoven. Maintenant non plus, d’ailleurs… Donc, j’ai choisi d’explorer des zones un peu moins connues, un peu moins enregistrées, un peu moins chef d’oeuvre que les Diabelli.

Justement, après les Diabelli, vous continuez à ignorer les œuvres pour piano les plus célèbres de Beethoven. Faire connaître le « Ludwig underground » vous tient à cœur ?
Oui, parce que pour moi, ce qui préside à l’élaboration du programme de ce CD, c’est de présenter plusieurs aspects qui se tiennent et ont un rapport évident avec à la fois le contenu du premier CD et avec des aspects qui m’intéressent beaucoup chez Beethoven.

C’est un approfondissement du premier disque ?
Un élargissement, plutôt. Et une confirmation de mon intérêt pour le Beethoven tardif mis en relation avec des œuvres parfois antérieures, et qui sont plus la marque et la matérialisation d’aspects différents que le tout dernier Beethoven et son univers.

Après un premier disque consacré à une seule œuvre, le programme est cette fois plus composite. Comment l’avez-vous décidé ?
Par accumulation, par juxtaposition, par centres d’intérêts. Evidemment, je souhaitais jouer des œuvres de la fin, les dernières œuvres de Beethoven, puisque c’est un Beethoven tardif qui m’avait (entre guillemets) révélé, avec les Diabelli. Je veux parler des Bagatelles opus 126, qui sont la dernière œuvre significative qu’ait écrit Beethoven pour piano, avec un univers qui se situe dans la continuité d’un certain nombre des Variations sur une valse de Diabelli. J’ai voulu aussi compléter les séries de Bagatelles en prenant les Bagatelles opus 119, qui sont nettement plus courtes et pour certaines composées bien avant, mais rassemblées par Beethoven suffisamment tardivement pour qu’elles héritent du numéro d’opus 119 – donc très proches des variations Diabelli. Ça, c’est l’aspect « carnet intime » de Beethoven, ce qu’on peut appeler aussi des feuillets d’album et qu’on appelle chez Schumann « Albumblätter », ce qui correspond aussi et peut-être d’une manière encore plus proche (malgré la différence chronologique) aux derniers opus de Brahms, cette espèce de journal intime. Et puis, j’ai souhaité montrer aussi, par rapport aux Diabelli, ce que Beethoven faisait quand il s’attaquait à un autre thème, donc les 32 Variations en ut mineur, qui n’ont pas du tout la même ampleur que les Diabelli, qui sont plus resserrées et font appel à un point de vue très différent. Dans les Diabelli, on a le temps de s’installer dans chacune des variations, et l’une derrière l’autre, on fabrique une grande arche, très vaste, sur une durée d’une heure. Là, de multiples aspects très variés, très différenciés et se succédant extrêmement rapidement pour une œuvre d’une durée de moins d’un quart d’heure sont comme des angles de vue cinématographiques extrêmement fugaces se renouvelant sans arrêt. Il y a pour moi un point de vue cinématographique évident, que j’aimerais partager avec le public. Enfin, deux œuvres, qui sont des œuvres de cœur et de curiosité. L’œuvre de cœur, c’est l’Andante Favori, parce que c’est une pièce absolument méconnue, que Beethoven lui-même adorait, paraît-il, donc c’est une sorte d’hommage à Beethoven jouant et aimant jouer sa musique, c’est une œuvre toute de tendresse avec, mis à part un tout petit moment, pas du tout les fracas qu’on imagine du Beethoven orchestral, c’est très intime. Enfin, la Fantaisie, qui met en valeur et nous rappelle le formidable improvisateur qu’était Beethoven. C’était une époque où les compositeurs improvisaient beaucoup, ce qui leur servait pour acquérir une notoriété dans les différents salons où ils se produisaient et c’était pour eux un outil, l’une des bases de leur composition. Evidemment, au point de vue composition, forme, pureté du contrepoint, ça ne servait pas à grand-chose, mais pour tout ce qui était traits pianistiques, enchaînements, là, c’est plus les habitudes de la main dont se souvenait Beethoven quand il écrivait.

« Il faut grandir les œuvres sans être grandiloquent. »

Quels ont été les plus grands défis d’interprétation ?
Il y a des enjeux multiples. Les enjeux sont classables dans plusieurs catégories. La première, c’est d’être en même temps curieux et respectueux de ce que le compositeur a écrit. C’est interroger des textes, interroger la potentialité de la musique, c’est chercher à restituer, tout en y trouvant son compte personnellement, bien sûr (c’est un échange à trois, entre le compositeur, sa partition et l’exécutant, où chacun doit trouver son compte, voire même à quatre parce qu’il y a le public). Autrement dit, il s’agit d’être absolument rigoureux, de chercher avec sa culture, son goût, son instinct et après sa réflexion à partir de l’instinct, d’aller chercher SA vérité dans chaque œuvre. On doit toujours essayer de grandir les œuvres. Il ne s’agit pas de faire des choses démesurées, mais de chercher à tirer toujours les œuvres vers le haut, un peu comme dans cette phrase d’André Gide qui m’a suivi toute ma vie : « il est  bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant ». Alors, il faut grandir les œuvres sans être grandiloquent. C’est une dimension intérieure, on est bien d’accord. Ça c’est une première chose. La deuxième chose, c’est d’éclairer le public, de l’éclairer et de ne jamais l’ennuyer, de lui donner à entendre de belles choses, d’espérer qu’il apprécie, et qu’il apprécie pour de bonnes raisons, pas pour des qualités de virtuosité ou de chic qui nous éloigneraient véritablement de l’œuvre elle-même.

Revenons à Beethoven…
(il coupe) Je n’en ai pas fini avec les enjeux ! Sur un plan plus particulier, l’élaboration d’une interprétation, et ça découle de ce que je viens de dire, c’est arriver à ménager la petite forme et la grande forme, autrement dit, l’intérêt seconde après seconde de ce qui se passe, avec la sensation que doit avoir l’auditeur d’une parfaite unité à l’intérieur de l’œuvre. Ça, c’est un vrai enjeu, qui commande toutes les masses sonores, tous les équilibres sonores, toutes les respirations de la musique, tout le toucher du pianiste.

Et cette unité à l’intérieur de l’œuvre, justement, quand on enregistre plusieurs œuvres différentes dans un même disque, comment la trouve-t-on ?
Alors le disque pris en lui-même, l’unité, il ne va pas forcément la trouver d’une œuvre à l’autre. On peut plus parler de parenté que d’unité – il y a effectivement une parenté, parce que les axes de l’interprète restent les mêmes, globalement, que c’est le même instrument, que c’est le même bonhomme qui est aux commandes et que son univers sonore est un univers beethovenien avant tout, et non un univers totalement renouvelé d’une œuvre à l’autre, il s’agit quand même d’œuvres proches, d’un même compositeur. Après, c’est à l’intérieur de chaque œuvre que je parle d’unité.

« Il y a un devoir moral pour les musiciens de faire vivre la musique d’aujourd’hui, qui sans nous ne serait rien. »

Vous vous êtes illustré, durant votre carrière, par votre attachement à Debussy, d’une part, et d’autre part par votre dévotion envers la musique contemporaine. Quelle place occupe Beethoven au milieu de tout ça ?
Je trouve très sain d’avoir plusieurs axes, qui correspondent pour moi à des besoins. Beethoven me nourrit, évidemment, mais je ne pourrais pas me nourrir du seul Beethoven. Il y a des zones dans ma personnalité musicale qui ont besoin de s’exprimer à travers la musique de Debussy, dont on pourrait imaginer qu’elle est l’antithèse absolue de Beethoven (ce qui n’est pas forcément vrai). Et puis, la musique contemporaine fait appel pour moi à plusieurs choses. D’abord, à un sens, un intérêt profond, pour ce qui se fait dans notre temps. L’intérêt pour les rencontres qu’elle suscite, avec des compositeurs, notamment, ce qui permet d’être au cœur de la création, au cœur des préoccupation d’un compositeur, ça permet d’explorer et de vivre les relations, étroites, qu’il peut y avoir entre un compositeur et son et ses interprètes. Il y a aussi, et je vais donner un propos très moral, un devoir, quand on est musicien, de faire vivre la musique d’aujourd’hui, qui sans nous ne serait rien. Si on veut donner une chance à cette musique de traverser les époques, d’aller au-delà de notre présent, il faut que des gens la jouent, la défendent et ce avec les mêmes qualités, les mêmes soins, la même ferveur et la même conscience professionnelle que s’il s’agissait du répertoire dit classico-romantique. Alors, ce que je peux rajouter aussi, c’est que la pratique de la musique contemporaine, et donc des relations avec les compositeurs, nous aide à penser que la musique de Beethoven fut une musique contemporaine, que quelque part, l’énergie qui s’en dégage, la force qui doit s’en dégager doit nous faire considérer cette musique comme encore d’actualité. C’est important, quand on est interprète, de se mettre aussi dans la peau du compositeur, ça nous aide à construire à partir de ce qu’on imagine qu’il a voulu (et qu’on connaît mieux quand on a une relation régulière et fidèle avec les compositeurs d’aujourd’hui). Parce que finalement, les préoccupations n’ont pas beaucoup changé.

Comment décririez-vous le travail que vous faîtes sur le son, le toucher ?
J’ai eu, durant mes années d’études, des professeurs d’une infinie patience pour lesquels la recherche du beau son faisait figure de principe cardinal de l’enseignement. Au fil du temps, c’est devenu une recherche du son vrai, du son vrai et du son vivant, c’est-à-dire du son qui laisse la place ou se met au service du discours. C’est ce qui a contribué à développer ma palette sonore et mon imagination sonore. C’est aussi ce qui fait que Beethoven m’attire autant que Debussy. Cette recherche de l’authenticité sonore et de la vérité d’une œuvre m’amène souvent, peut-être parce que je suis gaucher, à donner une place très importante à la partie grave et médium grave du piano, sans laquelle il est difficile d’accéder à une véritable profondeur d’interprétation. Ce qui m’intéresse aussi beaucoup, c’est l’équilibre (très différent, d’ailleurs, entre Beethoven et Debussy) entre attaque et résonance, entre consonne et voyelle. Cela renvoie à une qualité de toucher toujours adaptée, et à un usage de la pédale beaucoup plus discret chez Beethoven.

Steamer balançant ta mâture

Vous avez connu vos premières expériences d’enregistrement via la musique de chambre. En quoi enregistrer seul a-t-il modifié votre travail ?
Je serais tenté de dire que ça ne modifie pas, que ça déplace, mais qu’il s’agit de la même chose, c’est-à-dire qu’en fait, à chaque fois, c’est une ou des œuvres à défendre, à présenter, qui doivent nous ressembler, qui doivent se ressembler (à elles-mêmes, et non entre elles, bien sûr). La préparation est un peu différente, effectivement, parce que c’est une préparation solitaire, où on n’a pas les mêmes entraves ni les mêmes limites, dans la mesure où on est responsable de tout. Par contre, il y a aussi des limites, mais qu’on se fixe à soi-même, c’est-à-dire les choses qu’on s’interdit de faire, parce qu’elles ne sont pas adaptées, et ce même si certains de nos goûts pourraient nous y amener : ce n’est pas comme ça qu’on décide que finalement, ça doit être joué, interprété et présenté. C’est plus complexe en musique de chambre, où plusieurs points de vue doivent se confronter en amont, dans l’élaboration et le travail en commun. Mais une fois qu’on est à l’enregistrement, toutes ces choses-là sont derrière nous, et on enregistre de la même façon que quand on est seul.

Justement, l’enregistrement d’un disque est un long processus, qui va du choix des morceaux jusqu’au studio. Comment vous êtes-vous préparé ?
Une préparation à un enregistrement, c’est une période, plus ou moins longue selon les interprètes, de gestation pendant laquelle on élabore, on travaille, on met au point les idées qui nous guident, on prend la mesure de tout ça en présentant au public les œuvres lors de concerts. Puis, dans l’idéal, quand un certain nombre de concerts, après lesquels, à chaque fois, on met à plat son travail, fort des éléments nouveaux qui se font jour à chaque fois en concert (je ne veux pas parler des problèmes seulement pianistiques, mais des questions stylistiques qui s’avèrent impropres ou pas assez mûries), dans l’idéal, donc, au bout du chemin, on se dit « maintenant, je suis prêt à enregistrer ».

Après avoir enregistré les Diabelli, vous avez continué, pendant plusieurs années, à les donner en concert. Avez-vous constaté dans votre jeu une évolution post-enregistrement ?
Oui, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que la concentration que demande l’enregistrement, cette espèce de confrontation avec l’absolu, avec l’histoire, est telle qu’elle nous fait progresser, qu’elle fixe les choses complètement et nous fait aller encore plus loin qu’on pensait. On croyait avoir tout dit, on croyait avoir pensé à tout, et là, après l’enregistrement, on s’aperçoit qu’il n’en était rien et que c’est seulement maintenant qu’on commence à se sentir mûr et porteur de cette musique.

Que cela laisse-t-il présager pour ce nouveau répertoire ?
J’attends la suite des évènements. C’est encore trop récent pour que je puisse en juger, je n’ai pas encore rejoué ce programme. Quand je le reprendrai, à ce moment-là, peut-être de nouvelles choses vont émerger. J’attends. Vous savez, ce n’est pas par hasard ni pour des besoins seulement commerciaux que les grands monstres de l’instrument ont enregistré, par exemple, les sonates de Beethoven à plusieurs reprises dans leurs vies. C’est parce qu’ils sentaient qu’à chaque fois, on remet l‘ouvrage sur le métier, et on va plus loin. Et puis, on vit…  

L’accueil de votre disque précédent a été très positif. Comment appréhendez-vous la sortie de celui-ci ?
Là, nous pénétrons dans quelque chose de très intime, je ne sais pas si je dois livrer tout ça. C’est vrai qu’il y a l’idée qu’il n’y a jamais rien d’acquis, que l’histoire est à faire en permanence. On ne peut se reposer sur rien. Chaque disque est un évènement distinct. Simplement, il faut résister à des pressions extérieures, et ne surtout pas, tel Orphée, se retourner sur ce qu’on a fait et ce qui a pu être dit de ce qu’on a fait, au risque de détruire ce qui va être fait.

Et justement, quels sont vos projets pour un éventuel troisième opus ?
Je suis écartelé. D’un côté, il y a l’idée de continuer, encore, à creuser le sillon Beethoven. Je ne pense pas avoir ni le temps ni la constance pour enregistrer tout Beethoven, évidemment, mais il y a quelques sonates que j’aimerais enregistrer, en commençant par les dernières. Mais je suis aussi, d’un autre côté, très attiré par l’idée de sortir de cet univers, d’élargir ma palette, en réalisant enfin ce CD sur Debussy que je me promets de faire depuis quinze ans. Ou encore Schumann, qui me tient vraiment à cœur, dans un tout autre domaine, et qui me passionnerait.

Comment êtes-vous venu à la musique ? Et plus particulièrement au piano ?
Vous savez, c’est souvent des histoires familiales, des histoires d’enfance. La plupart du temps, car je ne suis pas un cas isolé, il n’y a pas vraiment de hasard. Certains sont issus de familles de musiciens professionnels, d’autres non – c’était mon cas. Mais il y a toujours dans l’entourage quelqu’un qui a fait de la musique, plus ou moins, qui est allé plus ou moins loin en musique tout en restant amateur, et qui vous met au piano, jeune, et qui commence l’aventure avec vous. Dans mon cas, c’était ma mère, qui jouait du piano. Elle jouait des œuvres déjà importantes mais n’est pas devenue professionnelle, et m’a accompagné dans mes premières années de piano. Ce n’est donc pas un hasard.

« Je suis très attaché à la réalité fugace, changeante, du spectacle vivant. »

Les musiciens ont parfois un rapport complexe à la musique. En écoutez-vous beaucoup ?
Oui, je crois que j’écoute pas mal de musique. Et je préfère de beaucoup le concert. Parmi mes amis musiciens professionnels, je fais partie de ceux qui vont le plus souvent au concert. Je préfère cette réalité-là à la musique qu’on peut entendre sur son ordinateur ou à la radio. Pour moi, ça répond à deux fonctions différentes. Il y a une trace qu’on veut laisser, c’est pourquoi on fait un CD, pour s’appuyer sur quelque chose de définitif. Et puis il y a la réalité fugace, changeante, toujours renouvelée, toujours imprévisible, du concert, du spectacle vivant, et ça, j’y suis extrêmement attaché.

Vous parliez, tout à l’heure, à propos des pianistes qui ont livré plusieurs interprétations des œuvres de Beethoven, de « grands monstres ». Avez-vous des monstres sacrés ?
Oui, des morts et des vivants. J’ai une admiration immense pour un certain nombre d’entre eux. Au-delà de cela, il y a des pianistes qui m’inspirent, qui, quelque part, évoluent dans le même monde que moi, ou du moins en ai-je l’impression. Dans les grands anciens, pour ce qui concerne Beethoven, je suis fasciné par Arthur Schnabel, principalement. Pour les pianistes contemporains, je ne manque pas un seul concert de Radu Lupu quand il passe à Paris.

Des maîtres ?
Il se trouve que j’ai été formé au conservatoire de Paris par une femme qui avait voué sa vie en grande partie à Beethoven. Cette femme, qui avait fait une belle carrière et avait même joué avec Furtwängler et le Philharmonique de Berlin, s’appelait Yvonne Lefébure. Je lui dois cette attirance pour le Beethoven tardif. C’est ce qu’elle m’inculqué, c’est ce qu’elle m’a transmis. C’est aussi elle qui m’a amené à aller écouter les derniers quatuors de Beethoven interprétés par les grands quatuors constitués, en particulier le quatuor Amadeus et le quatuor Végh, et qui m’a amené à voir le rapport évident, puisqu’il s’agit des derniers quatuors, avec les dernières œuvres pour piano, et à jouer moi-même comme si j’étais un quatuor à cordes.

Avec plus de quarante ans de métier derrière vous, votre rapport à la musique a nécessairement dû évoluer. Qu’en direz-vous ?
Jusqu’au dernier souffle, il faut tenter de se rappeler et de faire survivre l’enfant qui est en soi. A savoir ce qui est le plus précieux, pour moi, au-delà de l’énergie, c’est la capacité d‘émerveillement. Rester avec cette capacité d’émerveillement jusqu’au bout, c’est ça, précisément, qui donne de l’énergie, qui nous fait avancer, qui nous fait renouveler en permanence notre rapport à la musique. Je n’ai ainsi pas l’impression d’avoir changé. J’ai sans doute vieilli, j’ai sans doute mûri, mais ça, c’est ce qui est le garant de la poursuite de l’aventure.

« Dans une autre vie, je jouerai du quatuor à cordes. Les quatre en même temps. »

Continuez-vous toujours à faire des découvertes parmi le répertoire ?
Oui, évidemment. On fait des découvertes parce que le répertoire de piano est pratiquement inépuisable. Même quelqu’un comme Sviatoslav Richter n’a pas joué en concert la totalité des œuvres écrites pour piano, loin s’en faut. On est donc en permanence avec l’idée qu’on ne jouera jamais tout, qu’il y a les œuvres qu’on enregistre, celles qu’on joue en concert, celles qu’on travaille pour soi, celles qu’on fait travailler quand on est soi-même enseignant, et c’est mon cas, et celles qu’on déchiffre quand on la chance de déchiffrer correctement, et ça nous permet de répondre à notre besoin de découverte, à notre sens de la curiosité, et c’est ce qui nous donne, de temps en temps, de nouvelles idées sur des œuvres qu’on voudrait noter, avec quelques coups de cœurs.

Vous avez récemment pris votre retraite d’enseignant. Quelles en sont les conséquences pour votre carrière d’instrumentiste ?
Directement, je dirais que j’ai un peu plus de temps pour mener à bien les projets qui me tiennent à cœur. Ceci étant, je ne vois pas l’activité d’enseignant et celle d’interprète comme antinomiques. Il y a plutôt un prolongement. Quelques décalages et ajustements à effectuer, certes, pour précisément ne pas jouer comme un prof, mais de toutes façons, je crois que c’est important qu’un prof n’enseigne pas comme un prof. Etre enseignant, pour moi, c’est donner quelques clefs, quelques outils, pour que les gens suivent leur chemin plutôt qu’ils restituent soit une règle, une norme, soit jouent avec les idées du maître, du professeur ou de l’enseignant à la place du l’enseignant, qui est assez grand pour jouer lui-même et n’a nul besoin de déléguer ou d’avoir des clones.

Si vous n’aviez pas fait de piano, de quel instrument auriez-vous aimé jouer ?
J’ai souvent dit que dans une autre vie, je jouerais du quatuor à cordes. Attention, pas du violon, de l’alto ou violoncelle, non, mais les quatre en même temps. C’est ça qui m’intéresse.

Et si vous n’aviez pas été musicien ?
Je me suis posé la question dans ma jeunesse. Maintenant, je ne me la pose plus. Quand je faisais mes études musicales et qu’il s’est avéré que j’allais sans doute devenir professionnel, j’étais encore très jeune, et je sais qu’à cette époque-là, je voulais être chirurgien. C’est passé. Je crois plutôt, maintenant, et sans du tout savoir si j’en aurais eu les capacités, que j’aurais aimé chercher à m’exprimer par l’écriture.

Vous lisez beaucoup ?
J’essaye. Je n’ai pas toujours le temps ni la disponibilité. J’ai souvent dans la tête de la musique qui tourne, en permanence. Souvent, ça me comble et je n’ai besoin de rien d’autre, et donc je ne lis pas autant que je devrais, mais bien sûr, j’adore lire. Là encore, c’est tellement, vaste, on ne peut pas dire qu’on a tout lu. J’ai quelques auteurs qui me plaisent, et c’est aussi par période.

Quels auteurs ?
Depuis toujours, j’ai entretenu des rapports assez étroits avec Shakespeare – depuis mon adolescence. Et puis j’ai traversé des périodes où j’avais envie de lire tout ce qui concernait l’Oulipo. Je n’y suis pas arrivé, mais j’en ai lu quand même pas mal. Tchekhov et Barthes, aussi, ont compté. Et d’une manière un peu plus récente, même si ça remonte à une vingtaine d’années maintenant, j’apprécie énormément ce qu’a écrit Julien Gracq.

D’autres artistes encore ?
La peinture. Ma construction, c’est Cézanne, Matisse, De Staël, et très récemment, la découverte merveilleuse de Gerhard Richter, lors d’une rétrospective à Beaubourg. C’est un peintre extraordinaire.

Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement chez lui ?
Cet univers liquide, qui en fait un héritier des derniers Monet. Devant certaines toiles, je ne peux pas m’en détacher, j’ai la gorge serrée. Il faut être Proust pour arriver à démêler la cause de cette émotion. Le peintre Poliakoff disait qu’il travaillait une toile jusqu’à ce qu’elle soit muette. Peut-être que ce que je trouve dans ces très vastes toiles de Richter, c’est cette immensité qui se passe de mots. Il y a encore plein de gens que j’aurais pu citer, parce qu’ils sont fabuleux, comme Pollock, mais bon…

Jean-Claude Henriot convoitant discrètement la place de ses quatre camarades.

En dehors des arts, qu’est-ce qui remplit votre vie ?
Issu d’un milieu propice et me retrouvant, à vingt ans, dans les manifestations de mai 68, il s’en est suivi un désir d’avoir une pensée politique, même suivie d’engagement. J’en suis un peu éloigné à présent. Par ailleurs, des choses tout à fait frivoles, mais qui ont eu leur importance dans ma vie, dans ma construction et dans le chemin que j’avais à faire, m’intéressent beaucoup. D’abord, et ce n’est pas toujours très bien vu en France, j’ai un goût assez prononcé pour le sport, et ai pratiqué moi-même l’athlétisme quand j’étais adolescent. J’ai également été fasciné quelques années par les jeux de cartes, et évidemment le bridge, avec des compétitions que j’ai remportées. Et puis, sur un tout autre plan, je me suis intéressé au vin, à une époque – je veux plutôt parler d’œnologie que de beuveries, attention. J’ai été fasciné par la rencontre des arômes, des goûts, et tous les mots qu’on met sur ces goûts et ces arômes, toute cette littérature incroyable de poésie qui entoure la personnalité de chaque grand vin.


« Je me promets d’approfondir encore des relations très fortes avec certaines œuvres. »

On peut classer grossièrement les musiciens dans deux catégories : ceux qui sont très corporatistes et ne fréquentent que d’autres musiciens, et ceux qui, au contraire, s’éloignent de ce milieu dès qu’ils le peuvent. Où vous situez-vous ?
Puisque vous parlez de deux catégories, on pourrait même aller plus loin. Il y a les musiciens qui ont épousé une musicienne (et les musiciennes qui ont épousé un musicien), et ceux qui mettent un point d’honneur à vivre avec quelqu’un qui n’est pas musicien professionnel (NdlR : il fait partie de la première catégorie). Il me semble que ça caractérise un peu la profession. Moi, je fais partie du microcosme, mais c’est absolument nécessaire pour moi de fréquenter, de rencontrer et d’avoir des échanges, intellectuels ou festifs, avec des gens qui sont beaucoup plus éloignés de la musique, et même certains qui ne sont pas mélomanes, qui vont tout à coup éclairer d’autres zones de ma personnalité, d’autres centres d’intérêt, et je pense que ça me fait du bien.

Avez-vous un regret vis-à-vis de votre carrière ?
Ma position vis-à-vis de l’émerveillement et de la capacité d’émerveillement me fait réaliser que je suis plus un homme du présent et de l’avenir. Je n’ai pas du tout envie de regretter quoi que ce soit. Ce qui devait être a été et je me réjouis déjà de ce qui sera.

A contrario, avez-vous encore des rêves ?
Très modestement, et ce n’est pas un mot en l’air, j’ai l’envie de vivre encore des choses fortes grâce à la musique. Des relations très fortes avec certaines œuvres que je me promets d’approfondir encore ou que j’espère découvrir, et par ailleurs, d’essayer de rendre heureux un maximum de gens en écoutant la musique que je leur propose.

Justement, y a-t-il des gens dont le travail vous intéresse au point que vous auriez envie de collaborer avec eux ?
Je ne saurais pas répondre à cette question. Je dirais que j’ai surtout envie de faire des rencontres, avec des musiciens de n’importe quelle génération, parce que ça dépasse le clivage générationnel. Il s’agit plutôt de familles de musiciens, de gens avec lesquels je pense que je vais pouvoir m’entendre, faire une bonne équipe en musique de chambre, avec un axe commun, un goût qui va nous être commun et qui assurera l’unité de l’ensemble. Je parle de musiciens en musique de chambre comme éventuellement de chefs d’orchestre quand il s’agit de jouer un concerto. Au-delà de certains noms qui pourraient venir à l’esprit, c’est davantage des familles de musiciens.

Enfin, que souhaiteriez-vous dire à ceux qui s’apprêtent à écouter votre disque ?
(long silence) Je n’ai pas pensé à ça… Mais j’ai envie de leur dire « de grâce, à moins que ce que vous écoutez vous hérisse, de grâce, ne faîtes pas trente-six mille choses en même temps qu’écouter, faîtes comme si vous étiez au concert ».






dimanche 15 novembre 2015

Vendredi 13 novembre 215 : Deuxième déflagration



Saleté de putain de bordel de merde.

De temps en temps, il faut le dire. Et parfois, même le vocabulaire le plus ordurier qui soit n'est pas suffisant pour décrire l'ignominie qui se produit en face même de chez nous.

Ils ont osé ! Ce n'était pas assez, d'être venus nous prendre Cabu, Wolinski et les autres en même temps que notre innocence en ce triste matin de janvier. Ce n'était pas assez, d'avoir fait montre de l'antisémitisme le plus rance deux jours plus tard. Ce n'était pas assez, de l'infâme Mohamed Merah, du malade du Thalys, des sinistres frères Kouachi, de Mehdi Nemmouche le dégueulasse et de cette ordure de Coulibaly.

Non, il en fallait encore aux fous de Dieu, il leur fallait plus, plus grand, plus fort. Leur "score" de ce 13 novembre 2015 restera dans les annales du terrorisme en France. Jamais nous n'avions connu cela sur notre sol, jamais personne ne l'avait osé.

Ils ont osé. Ils, qui sont-ils ? C'est la question qui va agiter le pays durant les jours qui vont venir. Car derrière les noms, prénoms, dates de naissance et autres antécédents judiciaires que les enquêteurs découvriront au fur et à mesure de leurs progrès, c'est la question de leur identification qui risque de déchirer la France, entre ceux qui y verront une religion, ceux qui y verront une couleur de peau, ceux qui y verront une toute petite minorité, ceux qui y verront une multitude grouillante et surarmée, ceux qui y verront une fatalité consternante, ceux qui y verront un complot fomenté par qui les arrangera, ceux qui y verront leur voisin et ceux qui y verront leur reflet.

La tenue des élections régionales, dans un mois, avec le résultat historique que l'ont devine pour le Front National (la victoire de Marine Le Pen en Nord-Pas-de-Calais-Picardie est l'une des conséquences les plus prévisibles de la soirée du 13 novembre, avec l'absence de Benzema à l'Euro) va permettre très vite à l'indécence de reprendre le dessus sur le recueillement, et la classe politique va férocement s'attaquer à la récupération du charnier du Bataclan. Et évidemment, ce sera l'occasion de remettre sur la table les traditionnels débats, avec les traditionnels amalgames, les traditionnels procès en sorcellerie et les traditionnels délits de sale gueule. Sauf surprise, nous n'avancerons sur rien, et les regards suspicieux vont pourtant fleurir ces prochaines semaines à l'endroit de quiconque aura la peau un peu trop mate, car on ne coupera pas au jugement public de ceux qui seront soupçonnés de ne pas être assez Charlie, comme on dit, et qui auront en permanence et ad nauseam à se justifier de leur croyance ou de leur prénom. 

La France est un pays meurtri. Elle est confrontée à une situation inédite dans son histoire : il y a, en son sein même, un petit groupe de quelques milliers de personnes, qui ont juré sa perte, par tous les moyens. Ce petit groupe est invisible, il se cache, il est armé, entraîné, endoctriné, fanatisé, mais disséminé, nébuleux, fuyant, ils sont parmi nous, nous les croisons tous les jours sans arriver à les reconnaître, et eux, ils nous haïssent. On ne peut pas défoncer une porte, et tous les trouver, toute la bande de connards, d'un coup, réunis, attablés, et tous les canarder, d'un coup, ce serait trop facile. 

Notre seul ennemi identifiable, c'est la bêtise. La bêtise qui pousse à la haine au point de croire qu'en commettant un massacre de masse, on gagne sa place au paradis, cette bêtise-là est immense, elle est infinie, et c'est ce qui la rend si difficile à combattre. A-t-on déjà eu en face de nous un ennemi aussi bête ? Même ce synonyme d'horreur absolue qu'est le Troisième Reich apparaît finalement davantage comme un cas extrême de perversion que de bêtise. Les djihadistes qui ont frappé Paris, apparemment liés à cet étron de Daesh commandé par le pou barbu Al-Baghadi, aspirent à un monde archaïque, moyen-âgeux. Leur horizon est nul. Leur vision du monde aussi étroite que limitée. Ce sont des hommes que la bêtise a vaincu. La lie de l'humanité.

C'est un combat que nous gagnerons. C'est un combat qui sera dur, qui sera âpre, qui sera long et pourra nous sembler parfois vain, mais nous le gagnerons, car la France finit toujours par triompher de l'abjection. Ce qui nous sera demandé, c'est cette même dignité dont nous avions tous fait montre lors de la marche républicaine du 11 janvier dernier, cette longue procession silencieuse et recueillie, parfois seulement agitée par une salve d'applaudissement ou une Marseillaise aux allures d'oraison funèbre. La France n'est pas une origine ni une religion, elle n'est pas une couleur de peau, ni même une langue, elle est la volonté, plus grande que tout, de vivre ensemble, et ce n'est pas eux, ces quelques petits caïds, qui parviendront à contrarier ce dessein, le plus beau et le plus ambitieux.


Quelques images resteront de cette soirée, comme autant de nuances du drame vécu par tous durant ces heures maudites. Ces images resteront comme les pointillés d'une nuit décousue, traumatisante (les paroles des premiers témoins interrogés étaient saisissantes, tous répétaient "je suis traumatisé", comme s'ils anticipaient le traumatisme à venir du pays tout entier), une nuit noire, la nuit d'un massacre. 

La première image, c'est celle du Stade de France, quand une détonation retentit, en plein match France - Allemagne. La caméra capte le regarde de Patrice Evra, interloqué, jadis capitaine conspué, aujourd'hui l'un des premiers à avoir remarqué qu'il se passait quelque chose, éternelle Cassandre, et le match qui continue dans une insouciance qui ne sait pas qu'elle vit ses derniers feux. 

Il y a ensuite celle de François Hollande, intervenant depuis l'Elysée alors que la prise d'otages était encore en cours au Bataclan. Marqué, ému, mais en même temps ferme et déterminé, il était aussi bon, calvitie mise à part, qu'un président américain. Son rôle devra être immense durant les prochains mois.

Il y a aussi celle de ces gens suspendus aux fenêtres derrière le Bataclan, cachés là parce qu'ils n'y avait pas d'autre endroit où fuir les assassins venus pour tuer Paris, terrorisés, retenus au-dessus du vide par la force de leurs bras épuisés, livrés aux peurs les plus primitives et les plus totales, infimes silhouettes ô combien vulnérables que nous suppliions à distance de parvenir à s'accrocher jusqu'au bout.

Celle des hommes du Raid dans les minutes qui précédaient leur assaut pour libérer les otages au Bataclan, dans leurs combinaisons, mitraillettes-lasers, que les écrans télés voyaient se succéder au milieu d'un décor de jungle urbaine poussé à son paroxysme par les éclairages nocturnes et le lourd silence qui baignait durant ces heures brûlantes les rues terrifiées de Paris martyrisé.

Celle de Sylvestre, arrivé en retard au match et sauvé par son portable, passé deux fois sur i-Télé, la première encore sous le choc, s'exclamant "c'est de la chair humaine" en montrant sa jambe, puis une heure plus tard, calmé et disposé à raconter son histoire, sans chichi, sans compensation, sans revendication, sans rien demander à personne, juste disposé à raconter son histoire et puis à renter chez lui, au calme, après un dernier long regard dans lequel il était possible de lire le monde entier. Je crois que tout le monde l'a bien aimé, Sylvestre, il avait la gravité et la décence qui convenait au moment, l'humilité des miraculés. Vendredi soir, il était la France.

Celles de cette procession sans fin de brancards poussés entre des formes recouvertes de draps que l'on savait être des cadavres, dans ce qui avait jadis été, il y a très longtemps, il y a une éternité, la terrasse d'un café du onzième arrondissement, et à présent envahi par la foule des morts.

Celle de cet homme chauve qui se tenait la tête entre les mains, à la sortie du Bataclan, immobile, hébété, alors que les rescapés étaient évacués à côté de lui. Il avait perdu un ami, ou sa femme, ou son frère, ou juste ses illusions et trois litres de sueur, mais à cet instant, il était comme chacun de nous devant sa télévision : il avait tout perdu.

Celles de ces innombrables messages "ça va ?", "tout va bien", "je suis en sécurité", "répondez", "où es tu" qui se sont succédés d'un bout à l'autre de la soirée sur les écrans des téléphones portables dans toute la région parisienne, avec à chaque fois cette angoisse terrible quand la réponse tardait, et, parfois, l'inimaginable au bout du fil.

Celles de cette virée en pays d'horreur, quelques heures durant, et du pénible retour à la réalité, celle d'un lendemain blessé, un lendemain où il faudra apprendre à composer sans tous ceux qui y seront restés, un lendemain qui ne chante pas, qui pleure, qui pleure sur la bassesse, l'abjection et la lâcheté de ceux qui ne sont pas en mission commandée pour le compte de Dieu mais bel et bien au service de l'ignorance et de la bêtise, du néant. Ceux que la République, tôt ou tard, rattrapera.

Saloperie de putain de bordel de merde.


vendredi 30 octobre 2015

La Mort de Diego de Napoli

Aujourd'hui, Diego Armando Maradona, le plus grand footballeur de tous les temps, fête ses cinquante-cinq ans. L'occasion pour moi de lui rendre hommage en publiant ce petit texte, qui date de quelques années et qui avait jusqu'à présent coulé des jours paisibles dans les tréfonds de mon ordinateur... 




   Le 30 juin 1990 à Florence, l’Argentine élimina la Yougoslavie en quart de finale de la coupe du monde de football. Les deux équipes s'étant neutralisées durant toute la partie sans que le moindre but ne soit marqué, elles avaient dû se départager aux tirs aux buts. Trois joueurs argentins avaient réussi leur penalty : Serruzuela, Buruchaga et Dezotti. Seuls deux joueurs yougoslaves, Prosinecki et Savicevic, avaient réussi le leur, ce qui donna la victoire à l’Argentine, par trois tirs aux buts à deux. De parts et d’autres, Maradona, Toglio, Stojkovic, Brnuvic et Hadzibegic avaient échoué. A l’issue de l’épreuve tant redoutée, les premiers mots du capitaine Diego Armando Maradona n'avaient pas été des cris de victoires, ni des félicitations à ses partenaires, ni d’inutiles excuses pour son penalty manqué. Il s'était penché à l’oreille de son entraîneur Carlos Bilardo et lui avait murmuré :
- Pour la demi-finale, je vais diviser Naples en deux. Ils ne pourront pas choisir entre l’Italie et moi.
   Ensuite, il s'était joint à ses coéquipiers et avait célébré avec eux la victoire. L'Argentine était en demi-finale, c’est-à-dire qu'elle n'avait plus qu’un match à gagner pour atteindre la finale, c’est-à-dire qu'elle était à deux victoires d’un troisième triomphe en coupe du monde, et d’un doublé prestigieux après la campagne réussie de 1986, lors de la précédente édition du Mondial.

   Le lendemain, tous les journaux italiens faisaient leur une sur la future demi-finale. Leur Squaddra Azzura tant chérie était en effet venue à bout de l’Irlande grâce à un nouveau but de l’homme providentiel, Salvatore Schilacci, et s’était ainsi hissée elle aussi en demi-finale du Mondiale qu‘elle organisait, où elle affronterait le 3 juillet à Naples l’Argentine de Maradona. L’ambiguïté résidait dans le fait que Maradona, bien que natif des environs de Buenos Aires, exerçait depuis six ans son métier de footballeur dans l’équipe napolitaine, lorsqu’il était libéré de ses obligations nationales, ce qui signifie en termes plus concret qu’il habitait Naples avec lequel il jouait toute l’année, et qu'il était convoqué en moyenne une fois par mois pour disputer une rencontre avec la sélection argentine.
   Avant son arrivée en 1984, Naples avait toujours été un second couteau du football italien, et ceci en dépit de l’immense ferveur populaire qui entourait le club. Maradona ne mit pas longtemps à redresser l’équipe, et en 1987, le Napoli était pour la première fois de son histoire champion d’Italie, devant la Juventus de Turin, devant l’Inter Milan, devant le Milan AC, devant tous les rivaux du Nord, devant toutes ces villes fortunées qui méprisaient si ouvertement les culs-terreux napolitains. L’année suivante, Naples ne terminait qu’à la seconde place, mais Maradona était sacré meilleur buteur du championnat. En 1989, Naples termina encore deuxième, mais remporta la coupe d'Europe en battant Stuttgart en finale. Enfin, en 1990, quelques semaines seulement avant le début du Mondiale, Maradona permit à son équipe de remporter un second titre de champion d’Italie. La confrontation de l’Italie et de l’Argentine au stade San Paolo était donc l’évènement du moment : Naples, soulignaient déjà toutes les plumes de la planète, allait être le théâtre de l'opposition entre son pays et son héros, et les chroniqueurs transalpins les plus prévoyants ajoutaient, faisant appel à des valeurs comme le patriotisme, l’orgueil ou la loyauté, que le choix n'en était pas un, et qu'il était du devoir de chaque napolitain de se ranger derrière l'Italie.
   Vers quinze heures, Maradona tînt une conférence de presse. S’exprimant en italien, il assura le spectacle, ce que ne manquèrent pas de souligner quelques reporters perfides du Corriere della Sera, qui écrivirent dans leurs comptes-rendus que l’idole s’était montrée bien plus l’aise avec un micro et face à des journalistes que la veille avec un ballon et face à la Yougoslavie. Bien sûr, tout le monde était content d’entendre le capitaine argentin détailler point par point les différentes phases de la partie de la veille, tout le monde était ravi de savoir que le groupe était serein, que l’ambiance entre les joueurs était au beau fixe, que les légers doutes qu’avait pu susciter un début de tournoi raté étaient maintenant dissipés. Mais ce que la foule, personnifiée ici par le chœur des journalistes, ce que cette foule voulait entendre, c’était ce qu’il pensait de la perspective d’affronter l’Italie dans son fief de Naples. Comment allait réagir le stade ? Quelle serait l’attitude des spectateurs ? Sa réponse, Maradona la dégaina plus vite encore qu’un dribble : 
- Les Italiens traitent les Napolitains comme de la merde trois cent soixante-quatre jours par an, et aujourd’hui ils se souviennent que eux aussi sont des Italiens. La ficelle est un peu grosse.

   En retournant dans sa chambre, Maradona grimaça. Son dos le faisait souffrir. Il avait bataillé toute l’année avec Naples, avait été sur tous les fronts. Dès la fin du championnat, il avait été réquisitionné par l’équipe d’Argentine pour préparer la coupe du monde. La douleur, qui l’accompagnait depuis plusieurs mois déjà, allait en s’accentuant. Bien sûr, il y avait les infiltrations, la morphine, mais il n’en était pas moins diminué pendant les rencontres. Durant tout le premier tour, il ne s’était guère mis en évidence. En huitième de finale, face au Brésil, il avait été discret, émergeant du match en une seule occasion : un déboulé de cinquante mètre durant lequel il avait effacé cinq Brésiliens avant de transmettre le ballon à Claudio Caniggia, qui avait marqué le seul but de la rencontre. Toute l’Argentine avait salué cette action de génie de son maître à jouer, action qui signifiait à n’en pas douter son grand retour aux affaires après une mise en route poussive. Mais Maradona s’était peu montré à son avantage face à la Yougoslavie, échouant même lors la séance de tirs aux buts. Le dos, toujours le dos. La douleur le privait de sa souplesse, de son explosivité.
   Allongé sur son lit, rêveur, il pensait à la perspective d’aggraver sa blessure et de ne pas pouvoir jouer le match contre l’Italie. Cette idée l’empêchait de se détendre. Jouer une demi-finale de coupe du monde chez soi ! L’aboutissement d’une carrière, la consécration. La consécration ? Quelle consécration ? Il n’avait plus rien à prouver depuis longtemps. Il avait gagné la coupe du monde 1986 presque à lui tout seul, avait réussi à transformer les bras cassés du Napoli en une redoutable escouade, il avait marqué des centaines de buts, dont certains comptaient déjà parmi les plus illustres de l’histoire, il était adulé par des millions de personnes à travers le monde. Sa carrière n'était pas encore finie, il n'avait que vingt-neuf ans, et pourtant, déjà, on parlait de lui comme du plus sérieux rival du roi Pelé pour le titre de meilleur joueur de tous les temps. Ce match à Naples contre l'Italie n'était rien de plus qu’un clin d’œil. Après tout, il aurait pu avoir lieu n’importe où, à Florence, à Milan, à Bari. Mais... Mais c'était une demi-finale de coupe du monde. Mais c'était un match contre l'Italie. Mais le destin l’avait fait se dérouler au stade San Paolo, ce stade si habitué à scander le nom de Maradona, à applaudir son héros, à le remercier, à l’adorer. Un tel match ne devait être manqué sous aucun prétexte. 
   C’était aussi l’opinion de l’Italie. Le 2 juillet, à la veille de la rencontre, les journaux relayèrent les propos que Maradona avait tenus lors de la conférence de presse de la veille. Aussitôt, toute l’Italie s’empressa d’enjoindre le cousin napolitain de faire montre d’un soutien sans faille. Il s’agissait-là d’une question nationale. De Naples, on ne savait rien. Qui allaient-ils réellement supporter ? Les informations étaient contradictoires, même si la version officielle rapportait la loyauté évidente des habitants de la ville envers le drapeau vert blanc rouge. Dans la journée, Maradona dût écourter son entraînement. Ce n’était que préventif, mais Bilardo, l’entraîneur, voulait éviter le moindre risque de blessure étant donnée la proximité d’une échéance capitale. Tandis que ses partenaires disputaient une opposition à sept contre sept, le capitaine les observa distraitement en jonglant négligemment avec un ballon qui traînait. Il pensait à la victoire. Il pensa que seule la victoire face à l’Italie ferait vraiment de lui le roi de Naples. Il se souvint que Naples, après avoir été déchue de son rang de capitale, était devenue la ville la plus pauvre d’Italie, que tous les Italiens méprisaient plus ou moins les napolitains, et que lui aussi avait été un pauvre, même si ça avait été en Argentine, et qu’il avait toujours haï les puissants. Il se dit qu’après avoir conquis Naples, il fallait qu’il la libère. Il rêva d’un soulèvement populaire dans les rues de Naples après la victoire de l’Argentine, d’une rébellion, d’une déclaration d’indépendance. Mais il faudrait que les napolitains le soutiennent.


   Après l’entraînement, Maradona et Bilardo s’enfermèrent pendant plusieurs heures dans le bureau de Bilardo. L’entraîneur et son capitaine regardèrent une nouvelle fois le quart de finale de l’Italie et le commentèrent avec passion. Maradona, qui connaissait tous les joueurs italiens, habitué qu'il était à croiser le fer avec eux tous les dimanches lors du championnat d'Italie, détaillait à son entraîneur les points forts et les points faibles de chaque adversaire. Bilardo prenait des notes sur son carnet, mais, en vérité, il avait déjà des renseignements à foison, parce qu’il avait regardé toutes les rencontres de l’Italie depuis le début du tournoi, parce que c’était déjà la deuxième fois que Maradona et lui avaient cette discussion, et, tout simplement, parce qu'il était un bon entraîneur. À la fin de la vidéo, il y eut un silence de plusieurs minutes et tous deux restèrent, pensifs, à regarder la télévision désormais éteinte. Bilardo finit par briser le mutisme en demandant à son capitaine des nouvelles de son dos.
- Ça ne va pas mieux, Mister. Maintenant, j’ai mal aussi quand je suis assis.
   Bilardo lui ordonna de se faire masser pendant deux heures. La séance fit du bien à Maradona. Le kiné était bon, la douleur s’était endormie. Lors du dîner, même si quelques visages étaient crispés à la pensée du match du lendemain, on rit beaucoup, et on bût en faisant le serment de se qualifier pour la finale. Maradona régala la tablée de ses plaisanteries, imitant la voix enrouée de l'un des médecins de l'équipe, singeant le désarroi de tel défenseur italien qu'il avait mystifié d'une feinte surnaturelle quelques semaines auparavant, lors d'une rencontre opposant le Napoli au Milan AC. Après le repas, il retrouva deux de ses coéquipiers dans sa chambre. Il sortit d’un des tiroirs de sa table de nuit un petit sachet  de cocaïne et chacun se prépara un rail. En commençant à sniffer, Maradona se souvînt de son second but face à l’Angleterre en quart de finale de la coupe du monde 1986. Il se revît effacer d’un contrôle Beardsley et Reid et commencer une percée vers le but anglais. En reniflant, il se ressentit dribbler Butcher puis crocheter Fenwick. Il pencha la tête en arrière, feinta Shilton, ferma les yeux et marqua dans le but vide.

   Le lendemain, il s’éveilla en plein doute. Et si Naples choisissait finalement l’Italie ? Et s’il se retrouvait trahi, abandonné, l’année même où la municipalité officialisait son jumelage avec Buenos Aires ? Lors du petit déjeuner, il ne se montra guère prolixe. Alors que toute l’équipe s’inquiétait de son dos, il affirma ne plus sentir la moindre douleur, ce qui de toute évidence était faux. Vers dix heures, les joueurs allèrent courir, et Maradona, bien qu’un peu grimaçant, se montra en tête du groupe jusqu’à ce que celui-ci se dispersât, afin de faire quelques exercices avec le ballon. Au sortir de l’entraînement, les micros des radios se tendirent vers le capitaine argentin, pour recueillir ses dernières impressions avant le match. Il semblait avoir abandonné toute sa gouaille habituelle, et lâcha, presque implorant :
- Naples, on s’éclate toute l’année ensemble, laisse-moi m’éclater seul ce soir !
   Durant le déjeuner, il se montra assez nerveux, même s’il tentait de le dissimuler en riant bruyamment. A un moment, l’un des serveurs de l’hôtel  s’approcha de lui et lui murmura à l’oreille qu’on le demandait au téléphone. C’était Gennaro, l’un des principaux chefs des supporters napolitains, qui lui dit qu’il avait eu du mal à le joindre. Il dit aussi que la public de Naples, vraisemblablement, serait assez neutre. Que personne ne serait hostile à l’Argentine, mais que personne ne l’encouragerait non plus. Il dit aussi qu’il lui souhaitait bonne chance. Maradona le remercia, lui demanda des nouvelles de son frère, de sa femme, de son fils.
   En arrivant dans le Stade San Paolo, il remarqua que son équipe était assignée au vestiaires des visiteurs, et eût le même regard indigné que celui qui est contraint de dormir dans la chambre d’ami alors qu’il est chez lui. En se changeant, il regarda ses coéquipiers et vit des guerriers. Lors de l’échauffement, il constata que le stade était déjà plein, et que l’atmosphère, décidément, semblait électrique. La dernière causerie de Bilardo fut étrange. Comme à l’accoutumée, il martela à ses hommes la foi inébranlable qu’il avait en eux, et répéta les grandes lignes du schéma tactique qu’il avait choisi d’employer, mais cette fois-ci, il ponctuait chacune de ses phrases par un regard appuyé vers son capitaine. Petit à petit, alors qu’au-delà du discours de l’entraîneur se nouait un dialogue muet entre celui-ci et Maradona, ce dernier se sentait de plus en plus investi d’une mission au caractère quasi-divin, et la douleur qu’il éprouvait au dos allait en s’estompant. En vérité, il ne la sentait que lorsque ses pensées n’étaient pas dirigées vers la partie. L’arbitre, un Français dégarni et immense, vint toquer à la porte du vestiaire pour inviter les joueurs à se tenir prêts. Un par un, Maradona et ses dix partenaires, puis les remplaçants, puis l’encadrement technique de l’équipe sortirent dans le long couloir qui menait à la pelouse. Bilardo fut le dernier à quitter le vestiaire. Dans le couloir, les Italiens faisaient face aux Argentins. Maradona en salua quelques uns, mais l’heure n’était pas aux retrouvailles. Le plus grand sérieux régnait, et sur tous les visages se lisait une anxiété véritable : de quel côté pencherait Naples ? Certains se signaient, d’autres murmuraient des paroles inaudibles. Le capitaine argentin, tel un violoniste accordant son instrument avant le début du concert, refit lentement ses lacets. Enfin, accompagnées de trompettes qui jouaient l’hymne de la fédération internationale de football, les deux équipes pénétrèrent sur le terrain.


   Plus de deux heures après, lorsque l’arbitre siffla la fin de la rencontre, les deux formations n’étaient toujours pas parvenues à se départager. La première mi-temps avait été terne, seulement éclairée par un but de Schilacci, à la conclusion d’un superbe mouvement offensif italien. En seconde mi-temps, Maradona avait aperçu sur l’aile gauche Olarticoechea libre de tout marquage, lui avait transmis le ballon et avait couru se placer à une dizaine de mètres du but. Le centre de son ailier avait été trop haut pour lui, mais pas pour le jeune Caniggia, qui avait propulsé de la tête le cuir au fond des filets. Après cette égalisation, les deux équipes avaient continué à se neutraliser, même si il avait fallu parfois que Goycochea, le gardien argentin, se surpasse. Au bout de quatre-vingt-dix minutes, le score étant toujours de un partout, il avait encore été nécessaire de jouer une demie heure de prolongation. Bien que sentant sa douleur revenir, et même s’accroître, Maradona n’avait rien lâché, et avait même, dans les derniers instants du match, failli offrir la victoire aux siens : à la réception d'une touche côté droit, il s’était démis de deux Italiens en deux touches de balle, avant de percer vers le but. Il avait effacé encore un troisième joueur, puis contourné un quatrième avant de transmettre d’un amour de petite passe en retrait le ballon à un coéquipier, qui avait tout gâché en loupant son tir. Ensuite, un autre grognard de l’équipe argentine, le taciturne Giusti, avait écopé d’un carton rouge. Il était à présent près de vingt-deux heures trente, et il allait falloir une nouvelle fois en passer par l’épreuve des penalties. Dans les tribunes, derrière chacun des buts flottait une banderole : celle du Nord disait « Maradona, Naples t’aime mais l’Italie est notre patrie », et celle du Sud « Diego est dans notre cœur, mais l’Italie aura notre chœur ». Dans les faits, le public n’avait pas tellement pris parti ; certains Napolitains avaient même commencé à encourager les sud-américains vers la fin de la rencontre. Il n’empêchait : Maradona savait qu’il allait devoir tirer son penalty face à l’un de ces deux messages, et aurait été bien en peine d’en choisir un, tant chacun lui fendait l’âme. Le souvenir de sa tentative manquée face à la Yougoslavie se faisait à chaque instant plus présent. Il ferma les yeux. Il faudrait tirer, voilà tout, se dit-il. 
   Les trois premiers tireurs de chaque équipe marquèrent, mais le quatrième Italien vit sa frappe repoussée par Goycochea. Maradona avait l’occasion de donner un point d’avance à son équipe, ce qui rendrait la victoire probable, étant donné qu’il ne resterait plus qu’une tentative par équipe. En plaçant le ballon à onze mètres du buts, il tenta de ne penser à rien. L’acte en lui-même était presque banal : depuis six ans qu’il jouait à Naples, il avait à de maintes reprises eu l’occasion de tirer des penalties depuis cet endroit même. Il décida de tirer à droite. Il recula de cinq pas, inspira profondément, et, dans un silence de mort, commença sa course. Au arrivé à un mètre du ballon, il changea brusquement d’avis et décida de placer sa frappe côté gauche, à ras de terre, c’est-à-dire exactement au même endroit que contre la Yougoslavie. Le gardien italien plongea du mauvais côté, et le ballon entra dans le but. Ivre de bonheur, Maradona courut quarante mètres et se jeta dans les bras du premier Argentin qu’il vit, le kiné de l’équipe. Goycochea arrêta la tentative du dernier Italien, et l’Argentine fut qualifiée pour la finale. 
   La soirée qui suivit fut épique. Maradona paya de sa poche une trentaine de bouteilles de champagne, et le retour à l’hôtel parut durer plusieurs heures. L’autocar qui transportait l’équipe tenait davantage de la boîte de nuit que du véhicule. De temps à autre, il s’arrêtait et une ou deux prostituées montaient. Quelques Napolitains qu’ils croisèrent en chemin crièrent « Forza Maradona ! », mais le vacarme était tel qu’aucun des joueurs ne les entendit. Une fois de retour à leur base, les Argentins continuèrent à célébrer comme se devait l’exploit jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Maradona était au centre de toutes les attentions. En réussissant son penalty, il s’était montré non seulement un bon capitaine, mais il avait rétabli son statut de meilleur joueur du monde. Il avait été le meilleur joueur du match, en plus de s’être montré décisif et d’avoir remporté son duel face à tout un pays. Vers cinq heures du matin, il s’aperçut qu’il ne s’était pas encore changé, qu’il était toujours vêtu de sa tenue du match, qu’il avait même encore aux pieds ses chaussures à crampons et que son bras était encore ceint du brassard de capitaine. Il soupira. La plupart de ses coéquipiers étaient partis se coucher, et le mieux à faire était sans doute de les imiter. Par bravade, la dernière chose qu’il fit avant de s’allonger fut de se donner une grande claque dans le dos, insensibilisé qu’il était par l’alcool. Alors il éteint la lumière, se blottit sous les draps et fut de longues minutes durant secoué d’un irrésistible rire silencieux.

   Maradona se réveilla tôt, avant même que le réveil eût sonné. Ce qui l’avait sorti du sommeil, c’était son dos, c’était la douleur. Il resta longtemps immobile, allongé, les yeux grands ouverts. Quand enfin il fut l’heure de descendre prendre son petit déjeuner, il eut la certitude que le tournoi, quoiqu’il arrive, était fini pour lui, qu’il ne serait pas en état de disputer la finale. Quand il entra dans la pièce de l’hôtel où étaient servis les repas, toutes les conversations cessèrent, l’espace de trois ou quatre secondes, avant de reprendre comme si de rien n’était. Silencieux, il prit un plateau, se servit sur le buffet et s’assit à côté de Burruchaga. Ils échangèrent quelques mots sur la fête de la veille, et les difficultés qu’ils avaient tous deux eu à dormir normalement. Comme Maradona, Burruchaga était perclus de douleurs, jouait chaque match sous infiltration. Il glissa à son capitaine qu’il était prêt à mettre sa carrière en péril, à sacrifier une bonne partie de la saison à venir pour tout donner lors de la finale. Maradona sourit, et ne dit plus rien. Alors qu’il terminait son maté, une main anonyme posa devant lui la presse du jour. Les journaux italiens n’avaient pas fait dans la demi-mesure. « Maradona crucifie l’Italie » était, à peu de choses près, la formule qui revenait le plus souvent. Naples « écartelée » avait succombé aux « coups de boutoir » de l’« impitoyable » capitaine argentin. Celui-ci était dépeint comme un « ingrat » qui avait trahi l’hospitalité du « grand peuple italien » , en ruinant l’espoir de titre mondial de ses hôtes, en « volant à des millions d’Italiens une fête immense dans toutes les rues du pays », en un mot, c’était un « traître » dont la patrie était appelée se « venger ».
   Maradona fut dispensé d’entraînement, et passa la journée à se faire masser. Son dos devait être sauvé. Le soir, après dîner, alors que les joueurs avaient quartier libre pour la dernière fois, il regarda l’autre demie finale. L’Allemagne battit l’Angleterre aux tirs aux buts. Connaissant le nom de son futur adversaire, il s’éclipsa discrètement de la salle de vidéo, et s’évada de l’hôtel. Il monta dans un taxi et partit faire un tour dans Naples. Le lendemain, la délégation argentine quitterait la ville pour se rapprocher de Rome, où devait avoir lieu dimanche la finale. C’était le moment de lui faire ses adieux. Le véhicule aux vitres fumées arpenta la cité napolitaine pendant longtemps. Maradona, silencieux et mélancolique, avait le visage collé à la fenêtre, observant le calme inquiétant qui régnait dans les rues. Toute la ville avait l’air en deuil. Ici et là fleurissait encore des banderoles célébrant le titre de champion d’Italie conquis quelques semaines auparavant. À certains murs étaient collés des photos de Maradona vêtu du maillot du Napoli ; depuis le match de la veille, une petite partie de ces portraits étaient déchirés ou recouverts d’inscriptions appelant à la vengeance. A certains balcons étaient suspendus des drapeaux italiens, mais la plupart avaient déjà été retirés. Naples avait été déchirée en deux, Naples n’avait pas su choisir, Naples voulait oublier ce cauchemar. Le taxi s’arrêta dans une petite ruelle, et Maradona n’en sortit que pour s’engouffrer dans un petit immeuble, empruntant presque une porte dérobée. Il grimpa un escalier et frappa à une porte. Le mac qui lui ouvrit l’étreignit comme un frère, empochant sans prendre la peine de le recompter l’argent que lui tendit l’idole. Maradona entra dans une chambre et découvrit la fille qui partagerait sa nuit. Elle devait avoir dix-neuf ans, était petite et brune, avait le regard pétillant, la lèvre pulpeuse et la poitrine généreuse. Il lui demanda de l’attacher au lit et elle lui fit l’amour toute la nuit durant.


   Le jeudi 5 juillet 1990, il sembla que l’Italie était passée sous contrôle allemand. Tous les journaux félicitaient l’équipe d’Allemagne de sa qualification pour la finale, et enjoignaient le lecteur à soutenir sans réserve la Mannschaft le dimanche suivant. L’escouade entraînée par Franz Beckenbauer saurait, à n’en pas douter, venger l’affront subi par l’Italie face aux Argentins. Maradona ne jeta pas un œil sur la presse, trop certain qu’il était d’y trouver ce qui y était. Il sortit du réfectoire et alla à la salle de massage. Après le déjeuner, toute l’équipe quitta Naples pour arriver à Rome vers les alentours de seize heures. Les joueurs prirent rapidement possession de leurs nouveaux locaux, et à dix-huit heures, refirent une brève séance d’entraînement. Cette fois, Maradona ne resta pas à la table de massage et courut autour du terrain pendant que ses coéquipiers faisaient des exercices avec le ballon. Il pensait à la finale, aux joueurs allemands. Ce serait un match extrêmement difficile, face à un adversaire de qualité. Sur ce qu’avaient montré les Allemands depuis le début du tournoi, on savait que c’était une équipe solide, articulée autour de quelques joueurs clés. Et eux aussi avaient un grand numéro 10, un grand capitaine : en effet, avec ceux du Hollandais Marco Van Basten et de l’Italien Franco Baresi, le nom de Lothar Matthaüs était celui qui revenait le plus souvent lorsque l’on s’aventurait à chercher un éventuel dauphin à Maradona pour le sceptre honorifique de meilleur footballeur de la planète. Lothar Matthaüs, stratège, maître à jouer de la sélection allemande et de l’Inter Milan, grand joueur, grand capitaine, grand footballeur, peut-être le meilleur actuellement, moins fort que Maradona, tout de même, mais moins blessé, aussi, Lothar Matthaüs, l’équipe d’Allemagne, Klinsmann, Littbarski, Illigner, Matthaüs, Völler, Brehme, grosse équipe, très solide, très efficace, difficile à bouger, hargneux en défense, puissants en attaque, discipline de fer, alors que l’Argentine, franchement, à part Maradona, et bon, peut-être Ruggeri et Burruchaga, et à la limite Goycochea et Caniggia, l’Argentine voila, Lothar Matthaüs, le meilleur joueur du monde peut-être, élégant, percutant, très bonne lecture du jeu, grosse frappe, peut-être un peu lent, et un peu prévisible, aussi, mais souvent décisif, Lothar Matthaüs, bon joueur, mais seulement troisième du championnat d’Italie avec l’Inter Milan, quand Naples, le Naples de Maradona, ce qui revient à dire Maradona, premier, l’Inter Milan troisième, Maradona premier, mais Lothar Matthaüs, petit con, grosse frappe, un an plus tôt, premier avec l’Inter quand Maradona deuxième, Matthaüs, l’écraser dimanche.
   Pendant le repas du soir, les joueurs eurent la visite de leurs épouses. Maradona vit avec bonheur arriver Claudia, qui tenait par la main Dalma, trois ans, et portait de son autre bras la petite Giannina, un an. Pendant près d’une demi-heure, le meilleur joueur du monde parut être retombé en enfance. Il joua avec ses filles, riant avec elles, les faisant danser, et échangeant parfois un regard complice avec Claudia. Ensuite, il s’assit à côté de sa femme et l’embrassa longuement. La séparation forcée, en raison de la Coupe du Monde, était douloureuse, mais le capitaine argentin était tellement immergé dans le tournoi qu’il ne sut trop quoi dire à sa femme. Ils se posèrent quelques questions l’un à l’autre, se sourirent beaucoup, puis se dirent au revoir, presque comme deux étrangers. Maradona serra ses filles contre lui, les embrassa sur la bouche, regarda les trois femmes de sa vie s’éloigner avec les épouses de ses coéquipiers. Il remonta dans sa chambre, sortit sur le balcon et alluma une cigarette. C’était la première qu’il fumait depuis le match contre le Brésil en huitièmes de finale. Personne ne le saurait. Joli match, d’ailleurs, contre le Brésil. Une belle partie, assez serrée. Le capitaine argentin avait su se distinguer en offrant le but de la victoire à Caniggia au terme d’une chevauchée impressionnante, à dix minutes du terme de la partie. Mais ce qui le faisait encore davantage sourire, c’était la bouteille d’eau droguée qu’un membre du staff  argentin avait tendue au Brésilien Branco. Après l’avoir bue, il ne s’était pas senti très bien, et avait été clairement moins bon sur le terrain. Aucun autre Brésilien n’avait bu à cette même bouteille - dommage. De la difficulté, parfois, d’être seul contre onze. Il entendit un chien aboyer, au loin. L’animal hurlait à la mort, et ne semblait pas pressé d’expirer. Lorsque la bête enfin se tut, Maradona put profiter de ce bien si précieux, et tellement rare : le silence.

   Cette nuit, Maradona dormit très mal. Il fut constamment tourmenté par des cauchemars, l’un d’entre eux revenant souvent : il voyait un obèse inconscient traîné en brancard dans les couloirs d’un hôpital, avec une foule de gens hurlant autour de lui, et des bruits de sirènes, et des bruits de moteurs, et des bruits d’explosions, et lui essayait de s’approcher de l’obèse, de voir si ce corps fait de bourrelets cachait un visage, et lorsqu’il s’approchait enfin du visage, qu’il allait enfin voir la tête, le yeux, le nez du malheureux, le tumulte envahissant devenait tellement fort qu’il se réveillait en sursaut. 
   Après la séance d’entraînement du matin, durant laquelle, tout en se ménageant au maximum, il avait recommencé à prendre part aux exercices collectifs, après le déjeuner, la sieste et quelques coups de téléphone, Maradona eut envie de calme et se dirigea vers le sauna. Alors qu’il s’y prélassait depuis une dizaine de minutes, il fut rejoint par un jeune coéquipier.
- Diego… Tu es au courant ?
- Au courant de quoi ?
- La FIFA a désigné Codesal pour arbitrer le match.
- Codesal ? Ils n’ont pas le droit ! Tu sais qui sait, Codesal ? C’est le beau-frère de Havelange, non, d’un gros bonnet de la FIFA. Ils n’ont pas le droit ! Tu sais ce qui se passe ? Tu sais ce qui s’est passé ? L’Italie devait battre l’Argentine en demi-finale et affronter l’Allemagne en finale à Rome. Sauf que notre petite équipe argentine a mis la pâtée aux penalties à l’Italie, et qu’on leur a fait perdre beaucoup d’argent. Tout ce que la FIFA a entrepris, tout ce que la fédération italienne a entrepris, tout ces petits drapeaux italiens faits par des enfants pauvres, toutes ces casquettes, ces t-shirt, ces blousons aux couleurs de l’Italie, les écharpes annonçant la finale Italie - Allemagne, tout ça ne sortira jamais des cartons, des entrepôts où ils sont. C’est à cause de nous. L’Argentine est un petit pays, ils ne veulent pas nous voir aussi haut. L’Italie a le droit de gagner trois coupes du monde, parce que c‘est un pays riche. Le Brésil a le droit de gagner trois coupes du monde parce que la mafia brésilienne tient la FIFA par les couilles. L’Argentine n’a pas le droit de gagner la coupe du monde trois fois, parce qu’ils n’imaginent même pas que ce soit possible. Ils nous considèrent comme de la merde. Dimanche, l’Allemagne aura le droit de gagner une troisième coupe du monde, parce que c’est un pays riche, parce que c’est un pays qui est en train de se réunifier, un moment important de son histoire, parce que les Italiens et les Allemands sont toujours copains, au fond, quand il s’agit de rouler les pauvres. Je sais ce que je dis, je joue à Naples depuis six ans. Partout, on se fait traiter d’animaux, de nègres, d’arriérés. Parce que Naples est une ville de pauvres, de culs terreux. Et parce que voir gagner Naples emmerde tout le monde, Agnelli, Berlusconi, Andreotti, ils veulent tous voir Naples perdre, ils ne veulent que les grandes villes du Nord, Milan, Rome, Turin, ils veulent les voir gagner, pour que l’argent reste entre riches. Et c’est pour ça que j’aime Naples et que eux ne m’aiment pas, parce que je fais gagner Naples.
- Naples t’aime beaucoup.
- Avant d’arriver à Naples, cette ville n’existait pas sur une carte du football. Maintenant, tout le monde sait où est Naples. Naples est tout autour de Maradona. Naples a gagné deux championnats et une coupe d’Europe. Naples, c’était une femme, une femme à qui personne n’avait jamais dit qu’elle était belle, et je suis arrivé, et enfin elle s’est senti belle, et enfin elle a été plus belle que les autres. Mais je n’en peux plus de la rendre belle. Je l’aime, mais elle m’étouffe. L’année dernière, je devais partir, le président Ferlaino m’avait promis que je pourrais partir si jamais on gagnait la coupe d’Europe, tout était arrangé avec Marseille, je devais partir, j’aurais eu une villa sur la Côte d’Azur, un gros projet sportif, un salaire comme personne n'en a jamais eu dans le football, et les Français qui sont moins fous que les Italiens, plus chiants, plus bourges mais moins fous, et on a gagné cette Coupe d'Europe et Ferlaino, hijo de puta, n’a pas voulu me laisser partir, il m’a dit de rester, et je suis resté et cette année encore j’ai tout donné pour que Naples se sente belle, et on a été champion. Mais maintenant, c’est fini. Mon histoire avec Naples ne peut pas survivre à cette coupe du monde. Jamais l’Italie ne me pardonnera de l’avoir éliminée. Ils vont vouloir me faire tomber par tous les moyens, et ils n'en manquent pas. Ce sera le fisc, ce sera la drogue, ce sera n’importe quoi. Ils peuvent tout faire, regarde, ils ont mis Codesal pour arbitrer le match. Ils ne reculeront devant aucune bassesse, ils ne reculeront devant rien. Je sais de quoi ils sont capables. Si ils veulent faire tomber Maradona, ils feront tomber Maradona, parce que je les fais chier depuis le début, je n’ai jamais fermé ma gueule, moi, j’ai toujours pris le parti du pauvre, et j’ai toujours gagné et été le meilleur, et ils le savent. La jalousie… Dimanche soir, on doit perdre. Il y a trop d’argent en jeu, on doit perdre. Moi, je suis triste pour Naples.
   De ce qui se passa le samedi 7 juillet 1990, le mieux est de ne rien dire.


   Le dimanche 8 juillet 1990, vers vingt heures, dans le Stadio Olimpico de Rome, les équipes d’Allemagne et d’Argentine firent leur entrée sur le terrain. Le stade était entièrement décoré de drapeaux allemands, comme si toute l’Italie avait pris fait et cause pour la Mannschaft. Lorsque fut annoncé le nom de Diego Maradona, et que son visage apparut sur l’écran géant du stade, les soixante dix mille et quelques spectateurs qui avait pris place dans les gradins le conspuèrent comme un seul homme. Quelques instants plus tard, quand l’hymne argentine fut donné, ce fut un déluge de sifflets qui descendit des tribunes. Comme il est d’usage lors des retransmissions télévisées de matches de football, un cameraman filmait un à un les visages des joueurs concernés durant les hymnes nationaux. La caméra passa donc en revue les dix titulaires de la sélection argentine, avant de s’arrêter sur son capitaine. En direct, un milliard de téléspectateurs  vit Diego Maradona, seul, fier, qui répondait aux siffleurs en les traitant de fils de putes. Tous ses coéquipiers chantaient et lui, conspué par tout un stade, blessé dans son âme bien plus encore qu’au dos, insultait tous ceux qui baissaient le pouce. Deux mi-temps plus tard, Codesal siffla la fin de la rencontre. L’Allemagne l’avait emporté par un à zéro, le but victorieux avait été inscrit par l’arrière Andreas Brehme, sur un penalty accordé dans les dernières minutes d’une rencontre assez médiocre. Maradona avait été muselé par son chien de garde d’un soir, le rugueux Guido Buchwald. L’arbitre avait expulsé deux joueurs argentins, Dezotti et Monzon, et avait accordé le penalty qui avait décidé du match après une faute peu évidente de Sensini sur Völler. Durant toute la partie, à chaque fois que Maradona avait touché le ballon ou était apparu sur l’écran géant du stade, les sifflets était descendu par milliers des tribunes. Alors que Codesal siffla la fin de la rencontre, la foule manifesta bruyamment sa joie, ou plutôt son soulagement à avoir vu triompher les Allemands. Aussitôt le match terminé, la plupart des joueurs argentins se ruèrent vers l’arbitre, fous de rage, prêts s’il le fallait à le passer à tabac. Bilardo dut s’interposer pour ramener ses hommes à la raison. Diego Armando Maradona était loin de tout cela. Isolé dans un coin du terrain, il marchait, en larmes, incapable de répéter autre chose que ce « fils de putes » qu’il avait immortalisé deux heures auparavant.