The Artist |
Sorti en 2011 et produit
par la firme polonaise Dux, son premier enregistrement solo consacré aux
Variations Diabelli de Beethoven lui a valu une belle consécration critique.
Quatre ans plus tard, le pianiste français Jean-Claude Henriot revient, avec un
second opus à nouveau placé sous l’égide de Beethoven, mais articulé cette fois
autour d’un programme plus varié : les Onze Bagatelles opus 119, la Fantaisie
en sol mineur, l’Andante Favori, les 32 Variations en en ut mineur et les Six
Bagatelles opus 126. C’est dans le cadre charmant de la terrasse de son
appartement scéen, un café devant lui, qu’il a reçu l’Observatoire des Visions
Périphériques, pour évoquer librement l’élaboration de ce dernier disque, son
rapport à Beethoven, son parcours. Celui d’un fils d'instituteurs né en 1948 à Paris, Premier
Prix de piano au CNSM de Paris puis soixante-huitard, inlassable interprète de Debussy et ancien membre du Quatuor Olivier Messiaen qui s’est
produit aux quatre coins du monde et a enregistré sous la direction du
compositeur ce qui fait figure de version de référence du Quatuor pour la fin
du temps, collaborateur de l’Intercontemporain et de l’ensemble Aleph, et qui,
il y a de cela quelques jours à peine, jouait le 3ème concerto de
Beethoven, à Antony, devant une salle archi-comble. Soucieux de la précision de
ses mots comme, en concert, il l’est de celle ses sons, ce lecteur assidu du
journal L’Equipe n’en est pourtant
pas avare d'explications, et donne ici de nombreuses clés pour mieux apprécier ses
conceptions musicales. Verbatim express.
L’Obvisper : Merci
de nous recevoir sur votre terrasse.
Jean-Claude Henriot : Ça c’est important, justement j’y
pensais, je me disais ça peut être bien d’établir un contexte et de commencer
par situer l’environnement du personnage. J’habite à Sceaux depuis… J’allais dire
depuis toujours. Je ne m’en suis jamais écarté depuis que j’ai huit ans et
demi, j’y ai vécu dans trois maisons, mais toujours à proximité du merveilleux
Parc de Sceaux qui m’a fasciné dès que je suis arrivé dans cette région-là.
« Tu joueras bien
Beethoven quand tu auras soixante ans. »
Après un premier disque
déjà consacré à Beethoven, pourquoi ne pas vous être aventuré vers d’autres
influences ?
La question se posait effectivement. En fait, je ne sais pas
si j’ai été programmé très jeune pour jouer Beethoven, il y avait dans la
famille une espèce d’admiration plus ou moins abstraite du personnage de
Beethoven et de sa musique, plus ou moins artificielle, mais toujours est-il
que j’ai grandi et ai été élevé dans le culte de ce personnage, si bien qu’avant
même de connaître sa musique, le nom de Beethoven était quelque chose de
familier et de révéré dans la famille, et j’ai dû m’approprier cette
fascination qui a progressivement infusé. On m’a aussi frotté aux grandes
œuvres de Beethoven trop jeune par rapport à la maturité qu’elles demandent,
mais j’avais un professeur qui m’a dit « de
toute façon, c’est pas grave, il faut commencer maintenant et tu joueras bien Beethoven quand tu auras
soixante ans. » Peut-être que c‘est resté au fond de moi, je me suis
peut-être interdit de publier quoi que ce soit sur Beethoven avant cet âge-là,
et quand l’âge est arrivé, je me suis dit « maintenant c’est le moment ». Mais je ne suis pas resté sans
rien faire pendant tout ce laps de temps, j’ai joué Beethoven pendant toute ma
carrière et ma vie de musicien, les sonates mais surtout toute la musique de
chambre, quelques concertos aussi. Et donc, je n’en avais pas terminé avec
Beethoven. Quand j’ai enregistré les variations
Diabelli, le dernier sommet absolu de Beethoven, je me suis posé la
question, et je me suis dit que je n’avais pas fini ce que j’avais envie de
dire au sujet de Beethoven. Maintenant non plus, d’ailleurs… Donc, j’ai choisi
d’explorer des zones un peu moins connues, un peu moins enregistrées, un peu
moins chef d’oeuvre que les Diabelli.
Justement, après les Diabelli, vous continuez à ignorer les
œuvres pour piano les plus célèbres de Beethoven. Faire connaître le « Ludwig underground » vous tient à
cœur ?
Oui, parce que pour moi, ce qui préside à l’élaboration du
programme de ce CD, c’est de présenter plusieurs aspects qui se tiennent et ont
un rapport évident avec à la fois le contenu du premier CD et avec des aspects
qui m’intéressent beaucoup chez Beethoven.
C’est un
approfondissement du premier disque ?
Un élargissement, plutôt. Et une confirmation de mon intérêt
pour le Beethoven tardif mis en relation avec des œuvres parfois antérieures,
et qui sont plus la marque et la matérialisation d’aspects différents que le
tout dernier Beethoven et son univers.
Après un premier
disque consacré à une seule œuvre, le programme est cette fois plus composite.
Comment l’avez-vous décidé ?
Par accumulation, par juxtaposition, par centres d’intérêts.
Evidemment, je souhaitais jouer des œuvres de la fin, les dernières œuvres de
Beethoven, puisque c’est un Beethoven tardif qui m’avait (entre guillemets)
révélé, avec les Diabelli. Je veux
parler des Bagatelles opus 126, qui
sont la dernière œuvre significative qu’ait écrit Beethoven pour piano, avec un
univers qui se situe dans la continuité d’un certain nombre des Variations sur une valse de Diabelli.
J’ai voulu aussi compléter les séries de Bagatelles
en prenant les Bagatelles opus 119,
qui sont nettement plus courtes et pour certaines composées bien avant, mais
rassemblées par Beethoven suffisamment tardivement pour qu’elles héritent du
numéro d’opus 119 – donc très proches des variations
Diabelli. Ça, c’est l’aspect « carnet
intime » de Beethoven, ce qu’on peut appeler aussi des feuillets
d’album et qu’on appelle chez Schumann « Albumblätter », ce qui correspond aussi et peut-être d’une manière encore plus proche (malgré la différence chronologique) aux derniers
opus de Brahms, cette espèce de journal intime. Et puis, j’ai souhaité montrer
aussi, par rapport aux Diabelli, ce
que Beethoven faisait quand il s’attaquait à un autre thème, donc les 32 Variations en ut mineur, qui n’ont pas
du tout la même ampleur que les Diabelli,
qui sont plus resserrées et font appel à un point de vue très différent. Dans
les Diabelli, on a le temps de
s’installer dans chacune des variations, et l’une derrière l’autre, on fabrique
une grande arche, très vaste, sur une durée d’une heure. Là, de multiples
aspects très variés, très différenciés et se succédant extrêmement rapidement
pour une œuvre d’une durée de moins d’un quart d’heure sont comme des angles de
vue cinématographiques extrêmement fugaces se renouvelant sans arrêt. Il y a
pour moi un point de vue cinématographique évident, que j’aimerais partager avec le public. Enfin, deux œuvres, qui sont des œuvres de cœur et de
curiosité. L’œuvre de cœur, c’est l’Andante
Favori, parce que c’est une pièce absolument méconnue, que Beethoven
lui-même adorait, paraît-il, donc c’est une sorte d’hommage à Beethoven jouant
et aimant jouer sa musique, c’est une œuvre toute de tendresse avec, mis à part
un tout petit moment, pas du tout les fracas qu’on imagine du Beethoven
orchestral, c’est très intime. Enfin, la Fantaisie,
qui met en valeur et nous rappelle le formidable improvisateur qu’était
Beethoven. C’était une époque où les compositeurs improvisaient beaucoup, ce
qui leur servait pour acquérir une notoriété dans les différents salons où ils
se produisaient et c’était pour eux un outil, l’une des bases de leur
composition. Evidemment, au point de vue composition, forme, pureté du
contrepoint, ça ne servait pas à grand-chose, mais pour tout ce qui était
traits pianistiques, enchaînements, là, c’est plus les habitudes de la main
dont se souvenait Beethoven quand il écrivait.
« Il faut grandir
les œuvres sans être grandiloquent. »
Quels ont été les
plus grands défis d’interprétation ?
Il y a des enjeux multiples. Les enjeux sont classables dans
plusieurs catégories. La première, c’est d’être en même temps curieux et
respectueux de ce que le compositeur a écrit. C’est interroger des textes, interroger
la potentialité de la musique, c’est chercher à restituer, tout en y trouvant son compte personnellement, bien sûr
(c’est un échange à trois, entre le compositeur, sa partition et l’exécutant,
où chacun doit trouver son compte, voire même à quatre parce qu’il y a le
public). Autrement dit, il s’agit d’être absolument rigoureux, de chercher avec
sa culture, son goût, son instinct et après sa réflexion à partir de
l’instinct, d’aller chercher SA vérité dans chaque œuvre. On doit toujours
essayer de grandir les œuvres. Il ne s’agit pas de faire des choses démesurées,
mais de chercher à tirer toujours les œuvres vers le haut, un peu comme dans
cette phrase d’André Gide qui m’a suivi toute ma vie : « il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en
montant ». Alors, il faut grandir les œuvres sans être grandiloquent.
C’est une dimension intérieure, on est bien d’accord. Ça c’est une première
chose. La deuxième chose, c’est d’éclairer le public, de l’éclairer et de ne
jamais l’ennuyer, de lui donner à entendre de belles choses, d’espérer qu’il
apprécie, et qu’il apprécie pour de bonnes raisons, pas pour des qualités de
virtuosité ou de chic qui nous éloigneraient véritablement de l’œuvre
elle-même.
Revenons à Beethoven…
(il coupe) Je n’en ai pas fini avec les enjeux ! Sur un plan plus
particulier, l’élaboration d’une interprétation, et ça découle de ce que je viens
de dire, c’est arriver à ménager la petite forme et la grande forme, autrement
dit, l’intérêt seconde après seconde de ce qui se passe, avec la sensation que
doit avoir l’auditeur d’une parfaite unité à l’intérieur de l’œuvre. Ça, c’est
un vrai enjeu, qui commande toutes les masses sonores, tous les équilibres
sonores, toutes les respirations de la musique, tout le toucher du pianiste.
Et cette unité à
l’intérieur de l’œuvre, justement, quand on enregistre plusieurs œuvres
différentes dans un même disque, comment la trouve-t-on ?
Alors le disque pris en lui-même, l’unité, il ne va pas
forcément la trouver d’une œuvre à l’autre. On peut plus parler de parenté que
d’unité – il y a effectivement une parenté, parce que les axes de l’interprète
restent les mêmes, globalement, que c’est le même instrument, que c’est le même
bonhomme qui est aux commandes et que son univers sonore est un univers
beethovenien avant tout, et non un univers totalement renouvelé d’une œuvre à
l’autre, il s’agit quand même d’œuvres proches, d’un même compositeur. Après,
c’est à l’intérieur de chaque œuvre que je parle d’unité.
« Il y a un devoir
moral pour les musiciens de faire vivre la musique d’aujourd’hui, qui sans nous
ne serait rien. »
Vous vous êtes
illustré, durant votre carrière, par votre attachement à Debussy, d’une part,
et d’autre part par votre dévotion envers la musique contemporaine. Quelle
place occupe Beethoven au milieu de tout ça ?
Je trouve très sain d’avoir plusieurs axes, qui
correspondent pour moi à des besoins. Beethoven me nourrit, évidemment, mais je
ne pourrais pas me nourrir du seul Beethoven. Il y a des zones dans ma
personnalité musicale qui ont besoin de s’exprimer à travers la musique de
Debussy, dont on pourrait imaginer qu’elle est l’antithèse absolue de Beethoven
(ce qui n’est pas forcément vrai). Et puis, la musique contemporaine fait appel
pour moi à plusieurs choses. D’abord, à un sens, un intérêt profond, pour ce
qui se fait dans notre temps. L’intérêt pour les rencontres qu’elle suscite,
avec des compositeurs, notamment, ce qui permet d’être au cœur de la création, au
cœur des préoccupation d’un compositeur, ça permet d’explorer et de vivre les
relations, étroites, qu’il peut y avoir entre un compositeur et son et ses
interprètes. Il y a aussi, et je vais donner un propos très moral, un devoir,
quand on est musicien, de faire vivre la musique d’aujourd’hui, qui sans nous
ne serait rien. Si on veut donner une chance à cette musique de traverser les
époques, d’aller au-delà de notre présent, il faut que des gens la jouent, la
défendent et ce avec les mêmes qualités, les mêmes soins, la même ferveur et la
même conscience professionnelle que s’il s’agissait du répertoire dit
classico-romantique. Alors, ce que je peux rajouter aussi, c’est que la
pratique de la musique contemporaine, et donc des relations avec les compositeurs,
nous aide à penser que la musique de Beethoven fut une musique contemporaine,
que quelque part, l’énergie qui s’en dégage, la force qui doit s’en dégager
doit nous faire considérer cette musique comme encore d’actualité. C’est
important, quand on est interprète, de se mettre aussi dans la peau du
compositeur, ça nous aide à construire à partir de ce qu’on imagine qu’il a
voulu (et qu’on connaît mieux quand on a une relation régulière et fidèle avec
les compositeurs d’aujourd’hui). Parce que finalement, les préoccupations
n’ont pas beaucoup changé.
Comment
décririez-vous le travail que vous faîtes sur le son, le toucher ?
J’ai eu, durant mes années d’études, des professeurs d’une
infinie patience pour lesquels la recherche du beau son faisait figure de principe
cardinal de l’enseignement. Au fil du temps, c’est devenu une recherche du son
vrai, du son vrai et du son vivant, c’est-à-dire du son qui laisse la place ou
se met au service du discours. C’est ce qui a contribué à développer ma palette
sonore et mon imagination sonore. C’est aussi ce qui fait que Beethoven
m’attire autant que Debussy. Cette recherche de l’authenticité sonore et de la
vérité d’une œuvre m’amène souvent, peut-être parce que je suis gaucher, à
donner une place très importante à la partie grave et médium grave du piano,
sans laquelle il est difficile d’accéder à une véritable profondeur
d’interprétation. Ce qui m’intéresse aussi beaucoup, c’est l’équilibre (très
différent, d’ailleurs, entre Beethoven et Debussy) entre attaque et résonance,
entre consonne et voyelle. Cela renvoie à une qualité de toucher toujours
adaptée, et à un usage de la pédale beaucoup plus discret chez Beethoven.
Steamer balançant ta mâture |
Vous avez connu vos
premières expériences d’enregistrement via la musique de chambre. En quoi
enregistrer seul a-t-il modifié votre travail ?
Je serais tenté de dire que ça ne modifie pas, que ça
déplace, mais qu’il s’agit de la même chose, c’est-à-dire qu’en fait, à chaque
fois, c’est une ou des œuvres à défendre, à présenter, qui doivent nous
ressembler, qui doivent se ressembler (à elles-mêmes, et non entre elles, bien sûr).
La préparation est un peu différente, effectivement, parce que c’est une
préparation solitaire, où on n’a pas les mêmes entraves ni les mêmes limites,
dans la mesure où on est responsable de tout. Par contre, il y a aussi des limites,
mais qu’on se fixe à soi-même, c’est-à-dire les choses qu’on s’interdit de
faire, parce qu’elles ne sont pas adaptées, et ce même si certains de nos goûts
pourraient nous y amener : ce n’est pas comme ça qu’on décide que
finalement, ça doit être joué, interprété et présenté. C’est plus complexe en
musique de chambre, où plusieurs points de vue doivent se confronter en amont,
dans l’élaboration et le travail en commun. Mais une fois qu’on est à
l’enregistrement, toutes ces choses-là sont derrière nous, et on enregistre de
la même façon que quand on est seul.
Justement, l’enregistrement
d’un disque est un long processus, qui va du choix des morceaux jusqu’au
studio. Comment vous êtes-vous préparé ?
Une préparation à un enregistrement, c’est une période, plus
ou moins longue selon les interprètes, de gestation pendant laquelle on
élabore, on travaille, on met au point les idées qui nous guident, on prend la
mesure de tout ça en présentant au public les œuvres lors de concerts. Puis,
dans l’idéal, quand un certain nombre de concerts, après lesquels, à chaque
fois, on met à plat son travail, fort des éléments nouveaux qui se font jour à
chaque fois en concert (je ne veux pas parler des problèmes seulement
pianistiques, mais des questions stylistiques qui s’avèrent impropres ou pas
assez mûries), dans l’idéal, donc, au bout du chemin, on se dit
« maintenant, je suis prêt à enregistrer ».
Après avoir
enregistré les Diabelli, vous avez
continué, pendant plusieurs années, à les donner en concert. Avez-vous constaté
dans votre jeu une évolution post-enregistrement ?
Oui, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que la
concentration que demande l’enregistrement, cette espèce de confrontation avec
l’absolu, avec l’histoire, est telle qu’elle nous fait progresser, qu’elle fixe
les choses complètement et nous fait aller encore plus loin qu’on pensait. On
croyait avoir tout dit, on croyait avoir pensé à tout, et là, après
l’enregistrement, on s’aperçoit qu’il n’en était rien et que c’est seulement maintenant
qu’on commence à se sentir mûr et porteur de cette musique.
Que cela laisse-t-il
présager pour ce nouveau répertoire ?
J’attends la suite des évènements. C’est encore trop récent
pour que je puisse en juger, je n’ai pas encore rejoué ce programme. Quand je
le reprendrai, à ce moment-là, peut-être de nouvelles choses vont émerger.
J’attends. Vous savez, ce n’est pas par hasard ni pour des besoins seulement
commerciaux que les grands monstres de l’instrument ont enregistré, par
exemple, les sonates de Beethoven à plusieurs reprises dans leurs vies. C’est
parce qu’ils sentaient qu’à chaque fois, on remet l‘ouvrage sur le métier, et
on va plus loin. Et puis, on vit…
L’accueil de votre
disque précédent a été très positif. Comment appréhendez-vous la sortie de
celui-ci ?
Là, nous pénétrons dans quelque chose de très intime, je ne
sais pas si je dois livrer tout ça. C’est vrai qu’il y a l’idée qu’il n’y a
jamais rien d’acquis, que l’histoire est à faire en permanence. On ne peut se
reposer sur rien. Chaque disque est un évènement distinct. Simplement, il faut
résister à des pressions extérieures, et ne surtout pas, tel Orphée, se
retourner sur ce qu’on a fait et ce qui a pu être dit de ce qu’on a fait, au
risque de détruire ce qui va être fait.
Et justement, quels sont
vos projets pour un éventuel troisième opus ?
Je suis écartelé. D’un côté, il y a l’idée de continuer,
encore, à creuser le sillon Beethoven. Je ne pense pas avoir ni le temps ni la
constance pour enregistrer tout Beethoven, évidemment, mais il y a quelques
sonates que j’aimerais enregistrer, en commençant par les dernières. Mais je
suis aussi, d’un autre côté, très attiré par l’idée de sortir de cet univers,
d’élargir ma palette, en réalisant enfin ce CD sur Debussy que je me promets de
faire depuis quinze ans. Ou encore Schumann, qui me tient vraiment à cœur, dans
un tout autre domaine, et qui me passionnerait.
Comment êtes-vous
venu à la musique ? Et plus particulièrement au piano ?
Vous savez, c’est souvent des histoires familiales, des
histoires d’enfance. La plupart du temps, car je ne suis pas un cas isolé, il
n’y a pas vraiment de hasard. Certains sont issus de familles de musiciens
professionnels, d’autres non – c’était mon cas. Mais il y a toujours dans
l’entourage quelqu’un qui a fait de la musique, plus ou moins, qui est allé
plus ou moins loin en musique tout en restant amateur, et qui vous met au
piano, jeune, et qui commence l’aventure avec vous. Dans mon cas, c’était ma
mère, qui jouait du piano. Elle jouait des œuvres déjà importantes mais n’est
pas devenue professionnelle, et m’a accompagné dans mes premières années de
piano. Ce n’est donc pas un hasard.
« Je suis très
attaché à la réalité fugace, changeante, du spectacle vivant. »
Les musiciens ont
parfois un rapport complexe à la musique. En écoutez-vous beaucoup ?
Oui, je crois que j’écoute pas mal de musique. Et je préfère
de beaucoup le concert. Parmi mes amis musiciens professionnels, je fais partie
de ceux qui vont le plus souvent au concert. Je préfère cette réalité-là à la
musique qu’on peut entendre sur son ordinateur ou à la radio. Pour moi, ça
répond à deux fonctions différentes. Il y a une trace qu’on veut laisser, c’est
pourquoi on fait un CD, pour s’appuyer sur quelque chose de définitif. Et puis
il y a la réalité fugace, changeante, toujours renouvelée, toujours
imprévisible, du concert, du spectacle vivant, et ça, j’y suis extrêmement
attaché.
Vous parliez, tout à
l’heure, à propos des pianistes qui ont livré plusieurs interprétations des
œuvres de Beethoven, de « grands monstres ». Avez-vous des monstres
sacrés ?
Oui, des morts et des vivants. J’ai une admiration immense
pour un certain nombre d’entre eux. Au-delà de cela, il y a des pianistes qui
m’inspirent, qui, quelque part, évoluent dans le même monde que moi, ou du
moins en ai-je l’impression. Dans les grands anciens, pour ce qui concerne
Beethoven, je suis fasciné par Arthur Schnabel, principalement. Pour les
pianistes contemporains, je ne manque pas un seul concert de Radu Lupu quand il
passe à Paris.
Des maîtres ?
Il se trouve que j’ai été formé au conservatoire de Paris
par une femme qui avait voué sa vie en grande partie à Beethoven. Cette femme,
qui avait fait une belle carrière et avait même joué avec Furtwängler et le
Philharmonique de Berlin, s’appelait Yvonne Lefébure. Je lui dois cette
attirance pour le Beethoven tardif. C’est ce qu’elle m’inculqué, c’est ce
qu’elle m’a transmis. C’est aussi elle qui m’a amené à aller écouter les derniers
quatuors de Beethoven interprétés par les grands quatuors constitués, en
particulier le quatuor Amadeus et le quatuor Végh, et qui m’a amené à voir le
rapport évident, puisqu’il s’agit des derniers quatuors, avec les dernières
œuvres pour piano, et à jouer moi-même comme si j’étais un quatuor à cordes.
Avec plus de quarante
ans de métier derrière vous, votre rapport à la musique a nécessairement dû
évoluer. Qu’en direz-vous ?
Jusqu’au dernier souffle, il faut tenter de se rappeler et
de faire survivre l’enfant qui est en soi. A savoir ce qui est le plus
précieux, pour moi, au-delà de l’énergie, c’est la capacité d‘émerveillement.
Rester avec cette capacité d’émerveillement jusqu’au bout, c’est ça,
précisément, qui donne de l’énergie, qui nous fait avancer, qui nous fait
renouveler en permanence notre rapport à la musique. Je n’ai ainsi pas
l’impression d’avoir changé. J’ai sans doute vieilli, j’ai sans doute mûri,
mais ça, c’est ce qui est le garant de la poursuite de l’aventure.
« Dans une autre
vie, je jouerai du quatuor à cordes. Les quatre en même temps. »
Continuez-vous
toujours à faire des découvertes parmi le répertoire ?
Oui, évidemment. On fait des découvertes parce que le
répertoire de piano est pratiquement inépuisable. Même quelqu’un comme Sviatoslav Richter
n’a pas joué en concert la totalité des œuvres écrites pour piano, loin s’en
faut. On est donc en permanence avec l’idée qu’on ne jouera jamais tout, qu’il
y a les œuvres qu’on enregistre, celles qu’on joue en concert, celles qu’on
travaille pour soi, celles qu’on fait travailler quand on est soi-même
enseignant, et c’est mon cas, et celles qu’on déchiffre quand on la chance de
déchiffrer correctement, et ça nous permet de répondre à notre besoin de
découverte, à notre sens de la curiosité, et c’est ce qui nous donne, de temps
en temps, de nouvelles idées sur des œuvres qu’on voudrait noter, avec
quelques coups de cœurs.
Vous avez récemment
pris votre retraite d’enseignant. Quelles en sont les conséquences pour votre
carrière d’instrumentiste ?
Directement, je dirais que j’ai un peu plus de temps pour
mener à bien les projets qui me tiennent à cœur. Ceci étant, je ne vois pas
l’activité d’enseignant et celle d’interprète comme antinomiques. Il y a plutôt
un prolongement. Quelques décalages et ajustements à effectuer, certes, pour
précisément ne pas jouer comme un prof, mais de toutes façons, je crois que
c’est important qu’un prof n’enseigne pas comme un prof. Etre enseignant, pour
moi, c’est donner quelques clefs, quelques outils, pour que les gens suivent
leur chemin plutôt qu’ils restituent soit une règle, une norme, soit jouent
avec les idées du maître, du professeur ou de l’enseignant à la place du
l’enseignant, qui est assez grand pour jouer lui-même et n’a nul besoin de
déléguer ou d’avoir des clones.
Si vous n’aviez pas
fait de piano, de quel instrument auriez-vous aimé jouer ?
J’ai souvent dit que dans une autre vie, je jouerais du
quatuor à cordes. Attention, pas du violon, de l’alto ou violoncelle, non, mais
les quatre en même temps. C’est ça qui m’intéresse.
Et si vous n’aviez
pas été musicien ?
Je me suis posé la question dans ma jeunesse. Maintenant, je
ne me la pose plus. Quand je faisais mes études musicales et qu’il s’est avéré
que j’allais sans doute devenir professionnel, j’étais encore très jeune, et je
sais qu’à cette époque-là, je voulais être chirurgien. C’est passé. Je crois
plutôt, maintenant, et sans du tout savoir si j’en aurais eu les capacités, que
j’aurais aimé chercher à m’exprimer par l’écriture.
Vous lisez
beaucoup ?
J’essaye. Je n’ai pas toujours le temps ni la disponibilité.
J’ai souvent dans la tête de la musique qui tourne, en permanence. Souvent, ça me
comble et je n’ai besoin de rien d’autre, et donc je ne lis pas autant que je
devrais, mais bien sûr, j’adore lire. Là encore, c’est tellement, vaste, on ne
peut pas dire qu’on a tout lu. J’ai quelques auteurs qui me plaisent, et c’est
aussi par période.
Quels auteurs ?
Depuis toujours, j’ai entretenu des rapports assez étroits
avec Shakespeare – depuis mon adolescence. Et puis j’ai traversé des périodes
où j’avais envie de lire tout ce qui concernait l’Oulipo. Je n’y suis pas
arrivé, mais j’en ai lu quand même pas mal. Tchekhov et Barthes, aussi, ont
compté. Et d’une manière un peu plus récente, même si ça remonte à une
vingtaine d’années maintenant, j’apprécie énormément ce qu’a écrit Julien
Gracq.
D’autres artistes
encore ?
La peinture. Ma construction, c’est Cézanne, Matisse, De
Staël, et très récemment, la découverte merveilleuse de Gerhard Richter, lors
d’une rétrospective à Beaubourg. C’est un peintre extraordinaire.
Qu’est-ce qui vous
plaît particulièrement chez lui ?
Cet univers liquide, qui en fait un héritier des derniers
Monet. Devant certaines toiles, je ne peux pas m’en détacher, j’ai la gorge
serrée. Il faut être Proust pour arriver à démêler la cause de cette émotion.
Le peintre Poliakoff disait qu’il travaillait une toile jusqu’à ce qu’elle soit
muette. Peut-être que ce que je trouve dans ces très vastes toiles de Richter,
c’est cette immensité qui se passe de mots. Il y a encore plein de gens que
j’aurais pu citer, parce qu’ils sont fabuleux, comme Pollock, mais bon…
Jean-Claude Henriot convoitant discrètement la place de ses quatre camarades. |
En dehors des arts,
qu’est-ce qui remplit votre vie ?
Issu d’un milieu propice et me retrouvant, à vingt ans, dans
les manifestations de mai 68, il s’en est suivi un désir d’avoir une pensée
politique, même suivie d’engagement. J’en suis un peu éloigné à présent. Par
ailleurs, des choses tout à fait frivoles, mais qui ont eu leur importance dans
ma vie, dans ma construction et dans le chemin que j’avais à faire, m’intéressent
beaucoup. D’abord, et ce n’est pas toujours très bien vu en France, j’ai un
goût assez prononcé pour le sport, et ai pratiqué moi-même l’athlétisme quand
j’étais adolescent. J’ai également été fasciné quelques années par les jeux de
cartes, et évidemment le bridge, avec des compétitions que j’ai remportées. Et
puis, sur un tout autre plan, je me suis intéressé au vin, à une époque – je
veux plutôt parler d’œnologie que de beuveries, attention. J’ai été fasciné par
la rencontre des arômes, des goûts, et tous les mots qu’on met sur ces goûts et
ces arômes, toute cette littérature incroyable de poésie qui entoure la
personnalité de chaque grand vin.
« Je me promets d’approfondir
encore des relations très fortes avec certaines œuvres. »
On peut classer
grossièrement les musiciens dans deux catégories : ceux qui sont très
corporatistes et ne fréquentent que d’autres musiciens, et ceux qui, au
contraire, s’éloignent de ce milieu dès qu’ils le peuvent. Où vous
situez-vous ?
Puisque vous parlez de deux catégories, on pourrait même
aller plus loin. Il y a les musiciens qui ont épousé une musicienne (et les
musiciennes qui ont épousé un musicien), et ceux qui mettent un point d’honneur
à vivre avec quelqu’un qui n’est pas musicien professionnel (NdlR : il
fait partie de la première catégorie). Il me semble que ça caractérise un peu
la profession. Moi, je fais partie du microcosme, mais c’est absolument
nécessaire pour moi de fréquenter, de rencontrer et d’avoir des échanges,
intellectuels ou festifs, avec des gens qui sont beaucoup plus éloignés de la
musique, et même certains qui ne sont pas mélomanes, qui vont tout à coup
éclairer d’autres zones de ma personnalité, d’autres centres d’intérêt, et je
pense que ça me fait du bien.
Avez-vous un regret
vis-à-vis de votre carrière ?
Ma position vis-à-vis de l’émerveillement et de la capacité
d’émerveillement me fait réaliser que je suis plus un homme du présent et de
l’avenir. Je n’ai pas du tout envie de regretter quoi que ce soit. Ce qui
devait être a été et je me réjouis déjà de ce qui sera.
A contrario,
avez-vous encore des rêves ?
Très modestement, et ce n’est pas un mot en l’air, j’ai
l’envie de vivre encore des choses fortes grâce à la musique. Des relations
très fortes avec certaines œuvres que je me promets d’approfondir encore ou que
j’espère découvrir, et par ailleurs, d’essayer de rendre heureux un maximum de
gens en écoutant la musique que je leur propose.
Justement, y a-t-il
des gens dont le travail vous intéresse au point que vous auriez envie de
collaborer avec eux ?
Je ne saurais pas répondre à cette question. Je dirais que
j’ai surtout envie de faire des rencontres, avec des musiciens de n’importe
quelle génération, parce que ça dépasse le clivage générationnel. Il s’agit
plutôt de familles de musiciens, de gens avec lesquels je pense que je vais
pouvoir m’entendre, faire une bonne équipe en musique de chambre, avec un axe
commun, un goût qui va nous être commun et qui assurera l’unité de l’ensemble.
Je parle de musiciens en musique de chambre comme éventuellement de chefs
d’orchestre quand il s’agit de jouer un concerto. Au-delà de certains noms qui
pourraient venir à l’esprit, c’est davantage des familles de musiciens.
Enfin, que
souhaiteriez-vous dire à ceux qui s’apprêtent à écouter votre disque ?
(long silence) Je n’ai pas pensé à ça… Mais j’ai envie de leur
dire « de grâce, à moins que ce que
vous écoutez vous hérisse, de grâce, ne faîtes pas trente-six mille choses en
même temps qu’écouter, faîtes comme si vous étiez au concert ».