mercredi 3 juin 2015

Perdus dans l'espace 3 : l'homme et l'extra-terrestre - Alien (Scott, 1979)

 [ceci est le troisième volet d’une série de quatre articles traitant plus ou moins librement de la représentation de l’homme dans l’espace au cinéma – les deux premiers sont disponibles ici et , le dernier sera je l’espère bientôt terminé]

Sigourney Weaver fait encore la tronche.

Ridley Scott est un réalisateur assez insaisissable, duquel on a appris, avec le temps, à ne plus rien attendre, mais qui demeure toujours capable de coups d’éclats spectaculaires (Gladiator, en 2000, alors qu’on le tenait pour artistiquement mort depuis une décennie déjà). Aujourd’hui, quand il sort un film, c’est dans l’indifférence totale des cinéphiles, et seuls les amateurs de blockbusters ont eu l’occasion de constater à quel point Robin des Bois et Prometheus, ses dernières livraisons, frôlaient de bout en bout l’indigence.

Cependant, il fut un temps où on le considérait comme un petit jeune prometteur, et pour cause : les débuts furent grandioses. On passera rapidement sur son premier film, les Duellistes, qui fut accueilli avec enthousiasme par la critique et qui obtint le prix de la meilleure première œuvre lors de l’édition 1977 du Festival de Cannes, et pour cause : ne l’ayant pas vu, je vois mal ce que je pourrais dire d’intelligent à son propos. Son troisième film, par contre, fait consensus. Il s’agit de Blade Runner, adaptation de Philip K. Dick, splendeur visuelle absolue, questionnement métaphysique vertigineux, petit précis de mise en scène à lui tout seul : vrai chef d’œuvre.

Entre les deux, le film qui nous intéresse : Alien, premier du nom, opus qui ouvre une série devenue une franchise, forte de quatre films qui sont tous intéressants à divers titres (le premier, donc, est réalisé par Ridley Scott, le deuxième par James Cameron, le troisième par David Fincher et le quatrième par le Frenchie Jean-Pierre Jeunet, période pré-Amélie Poulain), de deux exploitation commerciales douteuses croisant l’univers propre à Alien à celui d’un autre grand succès des années 80, Predator (le premier volet étant intitulé, de façon aussi sobre que ridicule, Alien vs. Predator, le second, oubliant la sobriété pour insister dans le ridicule, Alien vs. Predator : Requiem), ainsi que de ce qu’on appelle un « prequel », c’est-à-dire un film qui raconte ce qui se passe avant un autre film pourtant plus ancien (en l’occurrence, il s’agit du calamiteux Prometheus, commis par Ridley Scott himself). Alien, premier du nom (sorti en France sous le titre Alien, le huitième passager) est donc le film qui ouvre cette saga capable d’alterner l’excellent avec le consternant.

Peut-être les décors les plus classes jamais conçus.

Quand, en ouverture du film, sur fond de nuit étoilée, émerge, lettre après lettre, le titre écrit en majuscules, c’est le « I » qui apparaît le premier. La police de caractère est alors ainsi faite, que ce « I » sans point, rectangle blanc sur fond noir, rappelle précisément, par ses proportions, le monolithe de 2001. Le spectateur comprend, dès ce simple début, qu’il sera question, une nouvelle fois, d’hommes dans l’espace. La lenteur avec laquelle, trait après trait, se forment les autres lettres qui viennent composer le mot ALIEN, donne une autre indication : comme Kubrick et Tarkovski avant lui, Scott est décidé à prendre son temps. Cette lenteur, accompagnée d’une musique aussi minimaliste qu’inquiétante, créé également d’emblée une atmosphère de sourde angoisse. Quand un imposant vaisseau spatial apparaît, là encore on songe à 2001 : lent et silencieux, il se meut aussi doucement qu’implacablement dans l’univers. Un carton nous apprend que le vaisseau s’appelle le Nostromo et qu’il transporte sept passagers. Plus intéressant : il s’agit d’un remorqueur interstellaire, qui a à son bord plusieurs milliers de tonnes de minerais, qu’il ramène sur terre.

En un plan, on passe dans l’engin. Surprise : l’appareil semble vide d’hommes. Plan après plan, on passe en revue différents endroits du vaisseau. Alors qu’on s’attendait à découvrir les occupants du vaisseau, leur absence fait naître un nouveau sentiment d’étrangeté, au point que l’on sursaute lorsqu’un ordinateur se met en marche et réactive toute une partie de l’appareil. Enfin, on découvre l’équipage, qui se réveille après un sommeil artificiel. Nouvelle surprise : les occupants du Nostromo sont loin du stéréotype de l’astronaute tel que le cinéma a l’habitude de nous le présentant, à savoir un homme blanc d’une quarantaine d’années, athlétique et brillant scientifique. Un Noir, deux femmes, des pilotes mais aussi des ouvriers : nous sommes à une époque du futur où l’espace n’est plus la chasse gardée de la NASA et des spécialistes d’astronomie. L’espace est devenu un terrain à exploiter, et par conséquent, il est fréquenté par une population beaucoup plus variée.

C’est l’un des choix forts de Ridley Scott que de nous présenter un équipage fourni (sept passagers), et de développer la fonction de chacun : les machinistes, qui constituent le prolétariat du Nostromo (blagues salaces et demandes d’augmentation compris), le chef de l’équipage, le scientifique de la bande, et les pilotes. Le vaisseau apparaît ici comme un petit monde clos, en mission dans l’espace, mais n’attendant que de retourner sur Terre. Evidemment, tout ne se passera pas comme prévu, et après un détour par une planète inconnue, sur la trace d’un mystérieux signal, les sept voyageurs se retrouveront vite accompagnés : le fameux huitième passager.

Tous ces gens vont mourir, sauf...

On passera sur les deux premières scènes d’apparition de l’Alien, son attaque sur l’officier Kane, puis sa célèbre « naissance », pendant le repas : tranchant avec le reste du film, elles jouent sur la surprise absolue, prenant le spectateur au dépourvu pour le faire sauter sur son siège. La suite est à la fois plus attendue, et plus folle de maestria : il y a à présent, à bord du Nostromo, une créature, d’aspect inconnu, que Ridley Scott montre le moins possible et jamais en entier, et cette créature est capable de tuer n’importe qui. A cause d'elle, le cinéaste fait progressivement basculer son récit dans l’horreur : un par un, les membres de l’équipage se font tuer, jusqu’à ce que ne reste plus que le lieutenant Ripley, une jeune femme interprétée par Sigourney Weaver alors totalement inconnue. La disparition des membres de l’équipage, l’un après l’autre, prend l’allure d’un jeu de piste, et si l’aspect « science-fiction » fait longtemps illusion, telle une fausse piste savamment entretenu par le réalisateur, on se retrouve, in fine, à respecter, dans un cadre inhabituels, les codes du survival, au premier rang desquels la figure obligée de la Final Girl, stéréotype qui peut être résumé en une phrase : « tout le monde est tué sauf une femme » – ce  qui est d’autant plus étrange lorsque l’on sait que le scénario avait à l’origine été écrit pour un casting intégralement masculin. C’est là une nouvelle innovation du film : jusqu’alors, il était rarissime que le premier rôle d’un long-métrage de science-fiction soit tenu par une femme.

Mais, plus encore que ses aspects novateurs ou sa remarquable intensité dramatique, la plus grande réussite du film tient indubitablement au personnage de l’extraterrestre. Alien signifiant avant tout « étranger » en anglais, le film s’attache à en faire avant tout une figure de l’altérité. Son mode de naissance n’a rien à voir avec quoi que ce soit qui existe sur terre. Son comportement, loin des extraterrestre maîtres de la technologie et capables de communiquer auxquels le cinéma nous a habitués, est avant tout animal, dénué de toute intelligence apparente. Et son aspect est totalement déroutant : créature capable de se suspendre avec sa queue, munie de plusieurs bouches enchâssées les unes dans les autres et dénuée d’yeux apparents, on est à mille lieues des petits hommes verts habituels – le design de l’Alien et celui du vaisseau rencontré par l’équipage lors de son escale sur la planète mystérieuse, sont l’œuvre du Suisse Hans Ruedi Giger, et cette esthétique visionnaire a beaucoup contribué tant à l’étrangeté qu’au succès du film.


Et surtout, un bon appétit !

En confrontant l’Alien au lieutenant Ripley, le film, en plus de nous faire sursauter plus souvent qu’à notre tour et de nous faire ronger un par un chacun de nos ongles, parvient à interroger notre humanité. Car si Ripley est un personnage féminin jetée en pâture à un monstre, ce n’est pas pour autant qu’elle correspond au stéréotype répandu de la demoiselle en détresse. Au contraire, dès le début, on la voit sur la réserve, peu diserte, peu encline à montrer ses émotions et surtout extrêmement rigide. Lorsque ses compagnons reviennent après l’excursion fatale sur la planète inconnue, elle refuse de les laisser entrer dans le vaisseau, soucieuse d’appliquer strictement les règles d’hygiènes en vigueur. Lorsqu’il faut amorcer le retour sur Terre, on s’aperçoit qu’elle est probablement le meilleur pilote du groupe. A vrai dire, sa froideur et son souci de la procédure la déshumanisent, ce qui est d’autant plus frappant lorsque l’un de ses compagnons de vol, menteur, truqueur et cupide, s’avère être un robot : il paraissait pourtant plus humain qu’elle.

C’est au contact de l’Alien que progressivement, Ripley va se découvrir capable d’émotions : le stress, la terreur, le dégoût, évidemment, mais aussi l’affection, quand, se pensant tirée d’affaire, on la verra réservant de tendres caresses au chat qui accompagnait l’équipage (l’autre huitième passager ?). Là où l’Alien, implacable, animal, agit selon la logique d’un monstre, c’est-à-dire d’un animal, Ripley, d’abord robotique, s’humanise peu à peu, au point que l’identification du spectateur, qui allait d’abord à d’autres personnages plus propices à l’empathie (l’autre femme du vaisseau, très impressionnable, les ouvriers, râleurs et potaches, le capitaine, enclin à l’héroïsme mais aussi en proie à des dilemmes) se retrouve tout naturellement sur elle, et ce avant même qu’elle devienne la dernière survivante.

Le choix de Ripley (dont le prénom n’est jamais cité, et dont le patronyme correspond, à une lettre près, au prénom du cinéaste – encore une histoire de lettre) comme protagoniste principal, obéit donc à une logique précise : c’est un personnage qu’il va falloir faire évoluer. L’espace est ici une nouvelle fois présenté comme un environnement hostile (on se souvient, sur les affiches du film, de la phrase d’accroche, qui est entrée dans la légende : dans l’espace, personne ne vous entend crier), jamais poétique et dénué de toute abstraction : au contraire, c’est sa concrétude (absence d’oxygène, voie de passage pour vaisseaux-cargos, présence de planètes peuplées ou anciennement peuplées de créatures plus ou moins sympathiques) qui pèse sur chaque plan du film.

Et si tout n'avait été qu'un cauchemar ?

Ridley Scott n’a pas l’ambition de Kubrick, ni de Tarkosvki, ni leur talent. Il est en manifestement conscient, et c’est d’ailleurs cette conscience de son (relatif) déficit de talent qui détermine son ambition : détourner le film de science-fiction pour l’amener vers l’horreur, assumer jusqu’au bout la série B, sans verser dans la grande forme ni la méditation. En excellent artisan et en vrai petit malin, il ne cherche jamais à péter plus haut que son cul (dans Alien, du moins, puisque comme énoncé plus haut, la suite de sa carrière sera moins glorieuse), et tire avec une louable abnégation son film vers le meilleur de ce qu’il pouvait viser : la terreur pure.

1 commentaire:

  1. Très bien ce texte. On est toujours un peu suspicieux en lisant un article sur un de ses films favoris...

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