Affichage des articles dont le libellé est 2001. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 2001. Afficher tous les articles

mercredi 3 juin 2015

Perdus dans l'espace 3 : l'homme et l'extra-terrestre - Alien (Scott, 1979)

 [ceci est le troisième volet d’une série de quatre articles traitant plus ou moins librement de la représentation de l’homme dans l’espace au cinéma – les deux premiers sont disponibles ici et , le dernier sera je l’espère bientôt terminé]

Sigourney Weaver fait encore la tronche.

Ridley Scott est un réalisateur assez insaisissable, duquel on a appris, avec le temps, à ne plus rien attendre, mais qui demeure toujours capable de coups d’éclats spectaculaires (Gladiator, en 2000, alors qu’on le tenait pour artistiquement mort depuis une décennie déjà). Aujourd’hui, quand il sort un film, c’est dans l’indifférence totale des cinéphiles, et seuls les amateurs de blockbusters ont eu l’occasion de constater à quel point Robin des Bois et Prometheus, ses dernières livraisons, frôlaient de bout en bout l’indigence.

Cependant, il fut un temps où on le considérait comme un petit jeune prometteur, et pour cause : les débuts furent grandioses. On passera rapidement sur son premier film, les Duellistes, qui fut accueilli avec enthousiasme par la critique et qui obtint le prix de la meilleure première œuvre lors de l’édition 1977 du Festival de Cannes, et pour cause : ne l’ayant pas vu, je vois mal ce que je pourrais dire d’intelligent à son propos. Son troisième film, par contre, fait consensus. Il s’agit de Blade Runner, adaptation de Philip K. Dick, splendeur visuelle absolue, questionnement métaphysique vertigineux, petit précis de mise en scène à lui tout seul : vrai chef d’œuvre.

Entre les deux, le film qui nous intéresse : Alien, premier du nom, opus qui ouvre une série devenue une franchise, forte de quatre films qui sont tous intéressants à divers titres (le premier, donc, est réalisé par Ridley Scott, le deuxième par James Cameron, le troisième par David Fincher et le quatrième par le Frenchie Jean-Pierre Jeunet, période pré-Amélie Poulain), de deux exploitation commerciales douteuses croisant l’univers propre à Alien à celui d’un autre grand succès des années 80, Predator (le premier volet étant intitulé, de façon aussi sobre que ridicule, Alien vs. Predator, le second, oubliant la sobriété pour insister dans le ridicule, Alien vs. Predator : Requiem), ainsi que de ce qu’on appelle un « prequel », c’est-à-dire un film qui raconte ce qui se passe avant un autre film pourtant plus ancien (en l’occurrence, il s’agit du calamiteux Prometheus, commis par Ridley Scott himself). Alien, premier du nom (sorti en France sous le titre Alien, le huitième passager) est donc le film qui ouvre cette saga capable d’alterner l’excellent avec le consternant.

Peut-être les décors les plus classes jamais conçus.

Quand, en ouverture du film, sur fond de nuit étoilée, émerge, lettre après lettre, le titre écrit en majuscules, c’est le « I » qui apparaît le premier. La police de caractère est alors ainsi faite, que ce « I » sans point, rectangle blanc sur fond noir, rappelle précisément, par ses proportions, le monolithe de 2001. Le spectateur comprend, dès ce simple début, qu’il sera question, une nouvelle fois, d’hommes dans l’espace. La lenteur avec laquelle, trait après trait, se forment les autres lettres qui viennent composer le mot ALIEN, donne une autre indication : comme Kubrick et Tarkovski avant lui, Scott est décidé à prendre son temps. Cette lenteur, accompagnée d’une musique aussi minimaliste qu’inquiétante, créé également d’emblée une atmosphère de sourde angoisse. Quand un imposant vaisseau spatial apparaît, là encore on songe à 2001 : lent et silencieux, il se meut aussi doucement qu’implacablement dans l’univers. Un carton nous apprend que le vaisseau s’appelle le Nostromo et qu’il transporte sept passagers. Plus intéressant : il s’agit d’un remorqueur interstellaire, qui a à son bord plusieurs milliers de tonnes de minerais, qu’il ramène sur terre.

En un plan, on passe dans l’engin. Surprise : l’appareil semble vide d’hommes. Plan après plan, on passe en revue différents endroits du vaisseau. Alors qu’on s’attendait à découvrir les occupants du vaisseau, leur absence fait naître un nouveau sentiment d’étrangeté, au point que l’on sursaute lorsqu’un ordinateur se met en marche et réactive toute une partie de l’appareil. Enfin, on découvre l’équipage, qui se réveille après un sommeil artificiel. Nouvelle surprise : les occupants du Nostromo sont loin du stéréotype de l’astronaute tel que le cinéma a l’habitude de nous le présentant, à savoir un homme blanc d’une quarantaine d’années, athlétique et brillant scientifique. Un Noir, deux femmes, des pilotes mais aussi des ouvriers : nous sommes à une époque du futur où l’espace n’est plus la chasse gardée de la NASA et des spécialistes d’astronomie. L’espace est devenu un terrain à exploiter, et par conséquent, il est fréquenté par une population beaucoup plus variée.

C’est l’un des choix forts de Ridley Scott que de nous présenter un équipage fourni (sept passagers), et de développer la fonction de chacun : les machinistes, qui constituent le prolétariat du Nostromo (blagues salaces et demandes d’augmentation compris), le chef de l’équipage, le scientifique de la bande, et les pilotes. Le vaisseau apparaît ici comme un petit monde clos, en mission dans l’espace, mais n’attendant que de retourner sur Terre. Evidemment, tout ne se passera pas comme prévu, et après un détour par une planète inconnue, sur la trace d’un mystérieux signal, les sept voyageurs se retrouveront vite accompagnés : le fameux huitième passager.

Tous ces gens vont mourir, sauf...

On passera sur les deux premières scènes d’apparition de l’Alien, son attaque sur l’officier Kane, puis sa célèbre « naissance », pendant le repas : tranchant avec le reste du film, elles jouent sur la surprise absolue, prenant le spectateur au dépourvu pour le faire sauter sur son siège. La suite est à la fois plus attendue, et plus folle de maestria : il y a à présent, à bord du Nostromo, une créature, d’aspect inconnu, que Ridley Scott montre le moins possible et jamais en entier, et cette créature est capable de tuer n’importe qui. A cause d'elle, le cinéaste fait progressivement basculer son récit dans l’horreur : un par un, les membres de l’équipage se font tuer, jusqu’à ce que ne reste plus que le lieutenant Ripley, une jeune femme interprétée par Sigourney Weaver alors totalement inconnue. La disparition des membres de l’équipage, l’un après l’autre, prend l’allure d’un jeu de piste, et si l’aspect « science-fiction » fait longtemps illusion, telle une fausse piste savamment entretenu par le réalisateur, on se retrouve, in fine, à respecter, dans un cadre inhabituels, les codes du survival, au premier rang desquels la figure obligée de la Final Girl, stéréotype qui peut être résumé en une phrase : « tout le monde est tué sauf une femme » – ce  qui est d’autant plus étrange lorsque l’on sait que le scénario avait à l’origine été écrit pour un casting intégralement masculin. C’est là une nouvelle innovation du film : jusqu’alors, il était rarissime que le premier rôle d’un long-métrage de science-fiction soit tenu par une femme.

Mais, plus encore que ses aspects novateurs ou sa remarquable intensité dramatique, la plus grande réussite du film tient indubitablement au personnage de l’extraterrestre. Alien signifiant avant tout « étranger » en anglais, le film s’attache à en faire avant tout une figure de l’altérité. Son mode de naissance n’a rien à voir avec quoi que ce soit qui existe sur terre. Son comportement, loin des extraterrestre maîtres de la technologie et capables de communiquer auxquels le cinéma nous a habitués, est avant tout animal, dénué de toute intelligence apparente. Et son aspect est totalement déroutant : créature capable de se suspendre avec sa queue, munie de plusieurs bouches enchâssées les unes dans les autres et dénuée d’yeux apparents, on est à mille lieues des petits hommes verts habituels – le design de l’Alien et celui du vaisseau rencontré par l’équipage lors de son escale sur la planète mystérieuse, sont l’œuvre du Suisse Hans Ruedi Giger, et cette esthétique visionnaire a beaucoup contribué tant à l’étrangeté qu’au succès du film.


Et surtout, un bon appétit !

En confrontant l’Alien au lieutenant Ripley, le film, en plus de nous faire sursauter plus souvent qu’à notre tour et de nous faire ronger un par un chacun de nos ongles, parvient à interroger notre humanité. Car si Ripley est un personnage féminin jetée en pâture à un monstre, ce n’est pas pour autant qu’elle correspond au stéréotype répandu de la demoiselle en détresse. Au contraire, dès le début, on la voit sur la réserve, peu diserte, peu encline à montrer ses émotions et surtout extrêmement rigide. Lorsque ses compagnons reviennent après l’excursion fatale sur la planète inconnue, elle refuse de les laisser entrer dans le vaisseau, soucieuse d’appliquer strictement les règles d’hygiènes en vigueur. Lorsqu’il faut amorcer le retour sur Terre, on s’aperçoit qu’elle est probablement le meilleur pilote du groupe. A vrai dire, sa froideur et son souci de la procédure la déshumanisent, ce qui est d’autant plus frappant lorsque l’un de ses compagnons de vol, menteur, truqueur et cupide, s’avère être un robot : il paraissait pourtant plus humain qu’elle.

C’est au contact de l’Alien que progressivement, Ripley va se découvrir capable d’émotions : le stress, la terreur, le dégoût, évidemment, mais aussi l’affection, quand, se pensant tirée d’affaire, on la verra réservant de tendres caresses au chat qui accompagnait l’équipage (l’autre huitième passager ?). Là où l’Alien, implacable, animal, agit selon la logique d’un monstre, c’est-à-dire d’un animal, Ripley, d’abord robotique, s’humanise peu à peu, au point que l’identification du spectateur, qui allait d’abord à d’autres personnages plus propices à l’empathie (l’autre femme du vaisseau, très impressionnable, les ouvriers, râleurs et potaches, le capitaine, enclin à l’héroïsme mais aussi en proie à des dilemmes) se retrouve tout naturellement sur elle, et ce avant même qu’elle devienne la dernière survivante.

Le choix de Ripley (dont le prénom n’est jamais cité, et dont le patronyme correspond, à une lettre près, au prénom du cinéaste – encore une histoire de lettre) comme protagoniste principal, obéit donc à une logique précise : c’est un personnage qu’il va falloir faire évoluer. L’espace est ici une nouvelle fois présenté comme un environnement hostile (on se souvient, sur les affiches du film, de la phrase d’accroche, qui est entrée dans la légende : dans l’espace, personne ne vous entend crier), jamais poétique et dénué de toute abstraction : au contraire, c’est sa concrétude (absence d’oxygène, voie de passage pour vaisseaux-cargos, présence de planètes peuplées ou anciennement peuplées de créatures plus ou moins sympathiques) qui pèse sur chaque plan du film.

Et si tout n'avait été qu'un cauchemar ?

Ridley Scott n’a pas l’ambition de Kubrick, ni de Tarkosvki, ni leur talent. Il est en manifestement conscient, et c’est d’ailleurs cette conscience de son (relatif) déficit de talent qui détermine son ambition : détourner le film de science-fiction pour l’amener vers l’horreur, assumer jusqu’au bout la série B, sans verser dans la grande forme ni la méditation. En excellent artisan et en vrai petit malin, il ne cherche jamais à péter plus haut que son cul (dans Alien, du moins, puisque comme énoncé plus haut, la suite de sa carrière sera moins glorieuse), et tire avec une louable abnégation son film vers le meilleur de ce qu’il pouvait viser : la terreur pure.

vendredi 30 mai 2014

Perdus dans l’espace 1 : L’homme et la machine – 2001 : l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968)

[ceci est le premier volet d’une série de quatre articles traitant plus ou moins librement de la représentation de l’homme dans l’espace au cinéma – le deuxième est disponible ici, le troisième et le dernier est en cours d'écriture]

Le Futur


J’ai récemment revu 2001 : l’Odyssée de l’espace, chez moi, avec un copain, après nous être goinfrés de pâtes bolognaise. C’était la troisième ou quatrième fois que je le voyais, je ne sais plus, en un peu moins de dix ans (je parle de 2001, pas de mon pote).

J’aime beaucoup mon DVD de 2001. C’est l’un des premiers que j’ai eu, à une époque où je n’avais encore que des cassettes VHS, c’était l’une de ces vieilles éditions aux boîtes en carton, et dans cette édition précise, Warner Bros collection Stanley Kubrick qui doit dater de 2002 ou 2003 (et non pas 2001, hélas), il y a un défaut de fabrication assez rare : une faute d’orthographe dans le titre du film, non sur la jaquette, heureusement, mais sur la tranche qui transforme l'Odyssée en Odysée, et c’est ce cas unique (ou rare, au moins) qui fait que je suis si attaché à mon DVD de 2001 – davantage, d’ailleurs, au DVD qu’au film : il doit s’agir d’un de mes deux ou trois DVD préférés, avec celui de Scarface et celui d’Ocean’s Eleven que j’ai prêté il y a huit ou neuf ans, je n’arrive plus à me souvenir à qui, et bien sûr, personne ne me le rend, alors que si je devais procéder à un classement de mes films préférés, 2001 figurerait certes en position confortable, mais hors du top ten, plutôt aux alentours de la 30ème place, quelque part entre Le Voleur de bicyclette et Le Bon, la Brute et le Truand, ce qui, en soi, n’est pas un mauvais classement, j’en conviens, mais bon nombre de cinéphiles plus ou moins avertis le placent volontiers plus haut, et je me sens coupable de ne pas les imiter.

 A l’intransigeante chapelle kubrickienne qui me somme de m’expliquer, je n’ai rien à dire. Rien, à part que j’adore 2001, mais qu’il y a des films que j’aime davantage encore. Rien que chez Kubrick, par exemple, je préfère Barry Lyndon. Il y a également Shining et Orange mécanique, que je mets volontiers au même niveau que 2001. Mais ça ne veut pas dire que je n’aime pas 2001. Bien au contraire.

En revoyant 2001, je n’ai pas pu m’empêcher d’admirer la puissance narrative de Kubrick. Pendant longtemps, il ne se passe rien, ou presque, les fausses-pistes se succèdent, et on est littéralement scotché. Ça commence dès l’écran noir du début, sur fond de Zarathoustra. Il n’y a pas d’image, rien que de la musique, et on n’ose pas bouger. Ensuite, les singes. Pas de dialogue, un pastiche de documentaire animalier, la musique, le monolithe, et puis les singes découvrent l’outil, s’en servent pour créer des armes, et paf, raccord sur un vaisseau spatial avec une valse viennoise en bande-son, et une première histoire mettant en scène des scientifiques, sur la lune, une histoire obscure.



Ce ne sera pas encore la bonne histoire, puisqu’il y aura ensuite la séquence des astronautes aux prises avec Hal, leur ordinateur dépressif, puis encore le trip mystique de la fin. A chaque fois, et de façon croissante, le spectateur est pris aux tripes, alors même qu’il est baladé d’histoire en histoire et que jusqu’il faut attendre la fin pour comprendre là où Kubrick veut en venir. Dans le fameux trip psychédélique final, on pourrait lâcher, on pourrait se dire que ça commence à bien faire, que Kubrick dépasse les bornes. Mais non, on est pris, on est totalement pris : on l’est même de plus en plus, et le paradoxe, c’est que le film est impossible à raconter, et que sa cohérence n’apparaît qu’à la fin.

"Maurice, tu pousses le bouchon un peu trop loin."

C’est cela qui est le plus surprenant, dans 2001 : l’impression d’évidence créée par la juxtaposition de segments n’ayant rien d’autre en commun que l’irruption d’un monolithe noir. Se créé, entre le réalisateur et le spectateur, un pacte qui fait que le premier a le droit d’emmener le second où il veut, absolument partout où il veut, et ce pacte n’est jamais rompu, et le spectateur se laisse conduire, émerveillé.

On connait le legs de 2001 : c’est un amas d’images que personne n’avait jamais filmées, et qui ont toutes eu le temps de devenir des clichés. Personne n’avait jamais filmé d’hommes préhistoriques. Personne n’avait jamais filmé de vaisseau spatial. Personne n’avait jamais filmé de trip psychédélique. Kubrick a été le premier, et il a été massivement copié. 2001 fait partie de ces films où quasiment chaque plan a été l’objet d’un pastiche, d’un plagiat ou d’une parodie, ou des trois à la fois. Mais il n’est pas affaibli par tous ces emprunts, qui pourraient lui donner un air daté ou vaguement nanardeux. Au contraire, il sort vainqueur de la comparaison avec à peu près tous ses héritiers.

A cause de quoi ? D’abord, il y a l’image. Je n’ai jamais eu l’occasion de voir 2001 au cinéma, mais la dernière fois que je l’ai revu, après la bolognaise, c’était sur une télé beaucoup plus grande que les fois précédentes, et j’ai pu apprécier le changement. J’imagine que sur un écran de cinéma, le chef d’œuvre est encore plus écrasant. L’image est absolument incroyable, qu’il s’agisse des scènes de la vallée du Rift, de celles dans l’espace ou du trip final. Chaque nouveau plan fait presque l’effet d’une claque, et les effets spéciaux n’ont absolument pas vieilli : on croit aux vaisseaux spatiaux, et leur architecture combinée au jeu avec la pesanteur permet à Kubrick des plans dont personne n’avait jamais osé rêver (le footing sur 360°, la roue des hôtesses, la réparation…)

Il y a la musique, aussi. Personne aussi bien que Kubrick n’a su insérer de la musique dans ses films. Il y a Haendel et Schubert dans Barry Lyndon, Beethoven dans Orange Mécanique. Et les deux Strauss dans 2001. Un vaisseau spatial sur fond de Beau Danube bleu : l’association est géniale, entre le modernisme de fiction de la conquête de l’espace et le charme daté des valses viennoises, entre l’image et le son, qui identifie la technologie au raffinement – c’est Johann Strauss. Des hommes singes dans la savane en train de découvrir que s’ils se servent de leurs mains pour attraper des objets (au hasard, des os de tapir), l’objet peut devenir une arme : bande-son Zarathoustra, c’est l’autre Strauss, Richard, et c’est Nietzsche, aussi. C’est ça, 2001, également, c’est un grand barnum où l’on retrouve pêle-mêle la technologie de pointe, la préhistoire, le vide silencieux du cosmos, Nietzsche, le LSD, les extra-terrestres et la valse.

Enfin, il y a Hal, LE personnage charismatique du film. Les autres, des singes aux scientifiques, sont tous ternes, voire interchangeables. Les hommes-singes se ressemblent en tous points les uns les autres. Les scientifiques de la deuxième séquence sont tous filmés en plan suffisamment larges pour que la caméra n’insiste jamais sur leurs visages, qu’on oublie dès la séquence suivante. Les deux astronautes sont comme deux frères jumeaux, on ne sait rien d’eux, ou presque : on ne les voit qu’à travers le prisme de leur professionnalisme, immense. A leurs côtés, les compagnons plongés en hibernation sont une entité abstraite, dont le réveil n’est jamais évoqué. Reste Hal, qui figure souvent aux premières places des classements des plus grands méchants de l’histoire du cinéma, aux côtés de Dark Vador, d’Hannibal Lecter ou du Joker. On connaît l’adage d’Hitchcock : « plus le méchant est réussi, plus le film sera bon ». Et Hal est un méchant très réussi.

IBM

2001 a été tourné en 1965 et 1966, c’est-à-dire quelques années avant que l’homme ne pose le pied sur la lune. Après avoir d’abord semblé prophétique, le film s’est avéré trop optimiste quant aux justes délais de la conquête spatiale, et est devenu uchronique depuis que la date qui constitue son titre est passée. Mais s’il est un point sur lequel il a indéniablement été précurseur, c’est sur le rôle de l’ordinateur. Là où beaucoup de films mettant en scène des machines ou des robots se sont efforcé de leur donner une apparence humanoïde, Kubrick en est resté à la forme la plus primaire de machine pensante : l’ordinateur. Et il y a fort à parier que les robots de demain ressembleront davantage à Hal qu’à Terminator : l’ordinateur central, qui gère tout le vaisseau (et qui, pour nous, gèrera la maison, programmera le four, le chauffage, nous réveillera le matin, obéira à la moindre de nos demandes, nous écoutera et nous répondra).

On ne comprend pas tout de suite que Hal est le méchant du film. Au début, on a même un peu envie de se moquer de lui, avec son accent So british et son phrasé maniéré – et puis, quand même, ce n’est qu’un point rouge dans une sorte de cadre, ça ne peut pas être un vrai personnage. On se dit qu’il ne compte pas, puisqu’il n’est pas humain – alors même que c’est lui qui accomplit le travail le plus considérable. Le drame éclate quand on saisit que Hal est lui-même conscient de cette situation, qu’il éprouve des émotions, qu’il est même en totale crise existentielle. Il n’a plus qu’à frapper : et ce sont alors ses réponses et surtout ses silences qui nous renseignent sur son état moral, jusqu’à sa pathétique agonie finale sur fond de diarrhée verbale, l’une des morts de méchants les plus poignantes de l’histoire du cinéma, alors même que tout le film semble froid et peu propice à l’empathie envers les personnages.

L'immortelle immensité de l'âme et son désir refoulé de toute-puissante, saisis en plein paradigme bilatéral.

Kubrick ne s’intéresse pas vraiment aux extra-terrestres, dont l’existence n’est attestée qu’environ aux deux tiers du film, sans qu’ils jouent par la suite un rôle déterminant – on le sent bien davantage pris par ce qu’ils révèlent chez nous. L’espace l’occupe un peu plus, mais principalement pour les effets de style qu’il permet : silence, lenteur, obscurité, infinie profondeur, contrastes, huis clos, esthétique tournant vers l’abstrait. Mais ce qui le passionne réellement, c’est la machine et les possibilités dramaturgiques qu’elle offre. Avant même l’apparition de Hal, dès ce fameux raccord déjà évoqué où l’os de tapir devenu une arme se transforme en vaisseau spatial, c’est la chose créée de main humaine qui est au centre des préoccupations de Kubrick, et il paraît entendu que la seule différence entre la première image et la seconde, c’est quatre millions d’années : au fond, une fusée et une massue, c’est pareil. Une fusée qui pense, par contre, c’est extraordinaire : c’est Hal. Et une massue qui pense ? La question n’est pas même esquissée, mais reste entière : est-ce que c’est l’os de tapir qui intime à l’homme-singe bouleversé par le monolithe de l’utiliser comme arme ?