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vendredi 30 octobre 2015

La Mort de Diego de Napoli

Aujourd'hui, Diego Armando Maradona, le plus grand footballeur de tous les temps, fête ses cinquante-cinq ans. L'occasion pour moi de lui rendre hommage en publiant ce petit texte, qui date de quelques années et qui avait jusqu'à présent coulé des jours paisibles dans les tréfonds de mon ordinateur... 




   Le 30 juin 1990 à Florence, l’Argentine élimina la Yougoslavie en quart de finale de la coupe du monde de football. Les deux équipes s'étant neutralisées durant toute la partie sans que le moindre but ne soit marqué, elles avaient dû se départager aux tirs aux buts. Trois joueurs argentins avaient réussi leur penalty : Serruzuela, Buruchaga et Dezotti. Seuls deux joueurs yougoslaves, Prosinecki et Savicevic, avaient réussi le leur, ce qui donna la victoire à l’Argentine, par trois tirs aux buts à deux. De parts et d’autres, Maradona, Toglio, Stojkovic, Brnuvic et Hadzibegic avaient échoué. A l’issue de l’épreuve tant redoutée, les premiers mots du capitaine Diego Armando Maradona n'avaient pas été des cris de victoires, ni des félicitations à ses partenaires, ni d’inutiles excuses pour son penalty manqué. Il s'était penché à l’oreille de son entraîneur Carlos Bilardo et lui avait murmuré :
- Pour la demi-finale, je vais diviser Naples en deux. Ils ne pourront pas choisir entre l’Italie et moi.
   Ensuite, il s'était joint à ses coéquipiers et avait célébré avec eux la victoire. L'Argentine était en demi-finale, c’est-à-dire qu'elle n'avait plus qu’un match à gagner pour atteindre la finale, c’est-à-dire qu'elle était à deux victoires d’un troisième triomphe en coupe du monde, et d’un doublé prestigieux après la campagne réussie de 1986, lors de la précédente édition du Mondial.

   Le lendemain, tous les journaux italiens faisaient leur une sur la future demi-finale. Leur Squaddra Azzura tant chérie était en effet venue à bout de l’Irlande grâce à un nouveau but de l’homme providentiel, Salvatore Schilacci, et s’était ainsi hissée elle aussi en demi-finale du Mondiale qu‘elle organisait, où elle affronterait le 3 juillet à Naples l’Argentine de Maradona. L’ambiguïté résidait dans le fait que Maradona, bien que natif des environs de Buenos Aires, exerçait depuis six ans son métier de footballeur dans l’équipe napolitaine, lorsqu’il était libéré de ses obligations nationales, ce qui signifie en termes plus concret qu’il habitait Naples avec lequel il jouait toute l’année, et qu'il était convoqué en moyenne une fois par mois pour disputer une rencontre avec la sélection argentine.
   Avant son arrivée en 1984, Naples avait toujours été un second couteau du football italien, et ceci en dépit de l’immense ferveur populaire qui entourait le club. Maradona ne mit pas longtemps à redresser l’équipe, et en 1987, le Napoli était pour la première fois de son histoire champion d’Italie, devant la Juventus de Turin, devant l’Inter Milan, devant le Milan AC, devant tous les rivaux du Nord, devant toutes ces villes fortunées qui méprisaient si ouvertement les culs-terreux napolitains. L’année suivante, Naples ne terminait qu’à la seconde place, mais Maradona était sacré meilleur buteur du championnat. En 1989, Naples termina encore deuxième, mais remporta la coupe d'Europe en battant Stuttgart en finale. Enfin, en 1990, quelques semaines seulement avant le début du Mondiale, Maradona permit à son équipe de remporter un second titre de champion d’Italie. La confrontation de l’Italie et de l’Argentine au stade San Paolo était donc l’évènement du moment : Naples, soulignaient déjà toutes les plumes de la planète, allait être le théâtre de l'opposition entre son pays et son héros, et les chroniqueurs transalpins les plus prévoyants ajoutaient, faisant appel à des valeurs comme le patriotisme, l’orgueil ou la loyauté, que le choix n'en était pas un, et qu'il était du devoir de chaque napolitain de se ranger derrière l'Italie.
   Vers quinze heures, Maradona tînt une conférence de presse. S’exprimant en italien, il assura le spectacle, ce que ne manquèrent pas de souligner quelques reporters perfides du Corriere della Sera, qui écrivirent dans leurs comptes-rendus que l’idole s’était montrée bien plus l’aise avec un micro et face à des journalistes que la veille avec un ballon et face à la Yougoslavie. Bien sûr, tout le monde était content d’entendre le capitaine argentin détailler point par point les différentes phases de la partie de la veille, tout le monde était ravi de savoir que le groupe était serein, que l’ambiance entre les joueurs était au beau fixe, que les légers doutes qu’avait pu susciter un début de tournoi raté étaient maintenant dissipés. Mais ce que la foule, personnifiée ici par le chœur des journalistes, ce que cette foule voulait entendre, c’était ce qu’il pensait de la perspective d’affronter l’Italie dans son fief de Naples. Comment allait réagir le stade ? Quelle serait l’attitude des spectateurs ? Sa réponse, Maradona la dégaina plus vite encore qu’un dribble : 
- Les Italiens traitent les Napolitains comme de la merde trois cent soixante-quatre jours par an, et aujourd’hui ils se souviennent que eux aussi sont des Italiens. La ficelle est un peu grosse.

   En retournant dans sa chambre, Maradona grimaça. Son dos le faisait souffrir. Il avait bataillé toute l’année avec Naples, avait été sur tous les fronts. Dès la fin du championnat, il avait été réquisitionné par l’équipe d’Argentine pour préparer la coupe du monde. La douleur, qui l’accompagnait depuis plusieurs mois déjà, allait en s’accentuant. Bien sûr, il y avait les infiltrations, la morphine, mais il n’en était pas moins diminué pendant les rencontres. Durant tout le premier tour, il ne s’était guère mis en évidence. En huitième de finale, face au Brésil, il avait été discret, émergeant du match en une seule occasion : un déboulé de cinquante mètre durant lequel il avait effacé cinq Brésiliens avant de transmettre le ballon à Claudio Caniggia, qui avait marqué le seul but de la rencontre. Toute l’Argentine avait salué cette action de génie de son maître à jouer, action qui signifiait à n’en pas douter son grand retour aux affaires après une mise en route poussive. Mais Maradona s’était peu montré à son avantage face à la Yougoslavie, échouant même lors la séance de tirs aux buts. Le dos, toujours le dos. La douleur le privait de sa souplesse, de son explosivité.
   Allongé sur son lit, rêveur, il pensait à la perspective d’aggraver sa blessure et de ne pas pouvoir jouer le match contre l’Italie. Cette idée l’empêchait de se détendre. Jouer une demi-finale de coupe du monde chez soi ! L’aboutissement d’une carrière, la consécration. La consécration ? Quelle consécration ? Il n’avait plus rien à prouver depuis longtemps. Il avait gagné la coupe du monde 1986 presque à lui tout seul, avait réussi à transformer les bras cassés du Napoli en une redoutable escouade, il avait marqué des centaines de buts, dont certains comptaient déjà parmi les plus illustres de l’histoire, il était adulé par des millions de personnes à travers le monde. Sa carrière n'était pas encore finie, il n'avait que vingt-neuf ans, et pourtant, déjà, on parlait de lui comme du plus sérieux rival du roi Pelé pour le titre de meilleur joueur de tous les temps. Ce match à Naples contre l'Italie n'était rien de plus qu’un clin d’œil. Après tout, il aurait pu avoir lieu n’importe où, à Florence, à Milan, à Bari. Mais... Mais c'était une demi-finale de coupe du monde. Mais c'était un match contre l'Italie. Mais le destin l’avait fait se dérouler au stade San Paolo, ce stade si habitué à scander le nom de Maradona, à applaudir son héros, à le remercier, à l’adorer. Un tel match ne devait être manqué sous aucun prétexte. 
   C’était aussi l’opinion de l’Italie. Le 2 juillet, à la veille de la rencontre, les journaux relayèrent les propos que Maradona avait tenus lors de la conférence de presse de la veille. Aussitôt, toute l’Italie s’empressa d’enjoindre le cousin napolitain de faire montre d’un soutien sans faille. Il s’agissait-là d’une question nationale. De Naples, on ne savait rien. Qui allaient-ils réellement supporter ? Les informations étaient contradictoires, même si la version officielle rapportait la loyauté évidente des habitants de la ville envers le drapeau vert blanc rouge. Dans la journée, Maradona dût écourter son entraînement. Ce n’était que préventif, mais Bilardo, l’entraîneur, voulait éviter le moindre risque de blessure étant donnée la proximité d’une échéance capitale. Tandis que ses partenaires disputaient une opposition à sept contre sept, le capitaine les observa distraitement en jonglant négligemment avec un ballon qui traînait. Il pensait à la victoire. Il pensa que seule la victoire face à l’Italie ferait vraiment de lui le roi de Naples. Il se souvint que Naples, après avoir été déchue de son rang de capitale, était devenue la ville la plus pauvre d’Italie, que tous les Italiens méprisaient plus ou moins les napolitains, et que lui aussi avait été un pauvre, même si ça avait été en Argentine, et qu’il avait toujours haï les puissants. Il se dit qu’après avoir conquis Naples, il fallait qu’il la libère. Il rêva d’un soulèvement populaire dans les rues de Naples après la victoire de l’Argentine, d’une rébellion, d’une déclaration d’indépendance. Mais il faudrait que les napolitains le soutiennent.


   Après l’entraînement, Maradona et Bilardo s’enfermèrent pendant plusieurs heures dans le bureau de Bilardo. L’entraîneur et son capitaine regardèrent une nouvelle fois le quart de finale de l’Italie et le commentèrent avec passion. Maradona, qui connaissait tous les joueurs italiens, habitué qu'il était à croiser le fer avec eux tous les dimanches lors du championnat d'Italie, détaillait à son entraîneur les points forts et les points faibles de chaque adversaire. Bilardo prenait des notes sur son carnet, mais, en vérité, il avait déjà des renseignements à foison, parce qu’il avait regardé toutes les rencontres de l’Italie depuis le début du tournoi, parce que c’était déjà la deuxième fois que Maradona et lui avaient cette discussion, et, tout simplement, parce qu'il était un bon entraîneur. À la fin de la vidéo, il y eut un silence de plusieurs minutes et tous deux restèrent, pensifs, à regarder la télévision désormais éteinte. Bilardo finit par briser le mutisme en demandant à son capitaine des nouvelles de son dos.
- Ça ne va pas mieux, Mister. Maintenant, j’ai mal aussi quand je suis assis.
   Bilardo lui ordonna de se faire masser pendant deux heures. La séance fit du bien à Maradona. Le kiné était bon, la douleur s’était endormie. Lors du dîner, même si quelques visages étaient crispés à la pensée du match du lendemain, on rit beaucoup, et on bût en faisant le serment de se qualifier pour la finale. Maradona régala la tablée de ses plaisanteries, imitant la voix enrouée de l'un des médecins de l'équipe, singeant le désarroi de tel défenseur italien qu'il avait mystifié d'une feinte surnaturelle quelques semaines auparavant, lors d'une rencontre opposant le Napoli au Milan AC. Après le repas, il retrouva deux de ses coéquipiers dans sa chambre. Il sortit d’un des tiroirs de sa table de nuit un petit sachet  de cocaïne et chacun se prépara un rail. En commençant à sniffer, Maradona se souvînt de son second but face à l’Angleterre en quart de finale de la coupe du monde 1986. Il se revît effacer d’un contrôle Beardsley et Reid et commencer une percée vers le but anglais. En reniflant, il se ressentit dribbler Butcher puis crocheter Fenwick. Il pencha la tête en arrière, feinta Shilton, ferma les yeux et marqua dans le but vide.

   Le lendemain, il s’éveilla en plein doute. Et si Naples choisissait finalement l’Italie ? Et s’il se retrouvait trahi, abandonné, l’année même où la municipalité officialisait son jumelage avec Buenos Aires ? Lors du petit déjeuner, il ne se montra guère prolixe. Alors que toute l’équipe s’inquiétait de son dos, il affirma ne plus sentir la moindre douleur, ce qui de toute évidence était faux. Vers dix heures, les joueurs allèrent courir, et Maradona, bien qu’un peu grimaçant, se montra en tête du groupe jusqu’à ce que celui-ci se dispersât, afin de faire quelques exercices avec le ballon. Au sortir de l’entraînement, les micros des radios se tendirent vers le capitaine argentin, pour recueillir ses dernières impressions avant le match. Il semblait avoir abandonné toute sa gouaille habituelle, et lâcha, presque implorant :
- Naples, on s’éclate toute l’année ensemble, laisse-moi m’éclater seul ce soir !
   Durant le déjeuner, il se montra assez nerveux, même s’il tentait de le dissimuler en riant bruyamment. A un moment, l’un des serveurs de l’hôtel  s’approcha de lui et lui murmura à l’oreille qu’on le demandait au téléphone. C’était Gennaro, l’un des principaux chefs des supporters napolitains, qui lui dit qu’il avait eu du mal à le joindre. Il dit aussi que la public de Naples, vraisemblablement, serait assez neutre. Que personne ne serait hostile à l’Argentine, mais que personne ne l’encouragerait non plus. Il dit aussi qu’il lui souhaitait bonne chance. Maradona le remercia, lui demanda des nouvelles de son frère, de sa femme, de son fils.
   En arrivant dans le Stade San Paolo, il remarqua que son équipe était assignée au vestiaires des visiteurs, et eût le même regard indigné que celui qui est contraint de dormir dans la chambre d’ami alors qu’il est chez lui. En se changeant, il regarda ses coéquipiers et vit des guerriers. Lors de l’échauffement, il constata que le stade était déjà plein, et que l’atmosphère, décidément, semblait électrique. La dernière causerie de Bilardo fut étrange. Comme à l’accoutumée, il martela à ses hommes la foi inébranlable qu’il avait en eux, et répéta les grandes lignes du schéma tactique qu’il avait choisi d’employer, mais cette fois-ci, il ponctuait chacune de ses phrases par un regard appuyé vers son capitaine. Petit à petit, alors qu’au-delà du discours de l’entraîneur se nouait un dialogue muet entre celui-ci et Maradona, ce dernier se sentait de plus en plus investi d’une mission au caractère quasi-divin, et la douleur qu’il éprouvait au dos allait en s’estompant. En vérité, il ne la sentait que lorsque ses pensées n’étaient pas dirigées vers la partie. L’arbitre, un Français dégarni et immense, vint toquer à la porte du vestiaire pour inviter les joueurs à se tenir prêts. Un par un, Maradona et ses dix partenaires, puis les remplaçants, puis l’encadrement technique de l’équipe sortirent dans le long couloir qui menait à la pelouse. Bilardo fut le dernier à quitter le vestiaire. Dans le couloir, les Italiens faisaient face aux Argentins. Maradona en salua quelques uns, mais l’heure n’était pas aux retrouvailles. Le plus grand sérieux régnait, et sur tous les visages se lisait une anxiété véritable : de quel côté pencherait Naples ? Certains se signaient, d’autres murmuraient des paroles inaudibles. Le capitaine argentin, tel un violoniste accordant son instrument avant le début du concert, refit lentement ses lacets. Enfin, accompagnées de trompettes qui jouaient l’hymne de la fédération internationale de football, les deux équipes pénétrèrent sur le terrain.


   Plus de deux heures après, lorsque l’arbitre siffla la fin de la rencontre, les deux formations n’étaient toujours pas parvenues à se départager. La première mi-temps avait été terne, seulement éclairée par un but de Schilacci, à la conclusion d’un superbe mouvement offensif italien. En seconde mi-temps, Maradona avait aperçu sur l’aile gauche Olarticoechea libre de tout marquage, lui avait transmis le ballon et avait couru se placer à une dizaine de mètres du but. Le centre de son ailier avait été trop haut pour lui, mais pas pour le jeune Caniggia, qui avait propulsé de la tête le cuir au fond des filets. Après cette égalisation, les deux équipes avaient continué à se neutraliser, même si il avait fallu parfois que Goycochea, le gardien argentin, se surpasse. Au bout de quatre-vingt-dix minutes, le score étant toujours de un partout, il avait encore été nécessaire de jouer une demie heure de prolongation. Bien que sentant sa douleur revenir, et même s’accroître, Maradona n’avait rien lâché, et avait même, dans les derniers instants du match, failli offrir la victoire aux siens : à la réception d'une touche côté droit, il s’était démis de deux Italiens en deux touches de balle, avant de percer vers le but. Il avait effacé encore un troisième joueur, puis contourné un quatrième avant de transmettre d’un amour de petite passe en retrait le ballon à un coéquipier, qui avait tout gâché en loupant son tir. Ensuite, un autre grognard de l’équipe argentine, le taciturne Giusti, avait écopé d’un carton rouge. Il était à présent près de vingt-deux heures trente, et il allait falloir une nouvelle fois en passer par l’épreuve des penalties. Dans les tribunes, derrière chacun des buts flottait une banderole : celle du Nord disait « Maradona, Naples t’aime mais l’Italie est notre patrie », et celle du Sud « Diego est dans notre cœur, mais l’Italie aura notre chœur ». Dans les faits, le public n’avait pas tellement pris parti ; certains Napolitains avaient même commencé à encourager les sud-américains vers la fin de la rencontre. Il n’empêchait : Maradona savait qu’il allait devoir tirer son penalty face à l’un de ces deux messages, et aurait été bien en peine d’en choisir un, tant chacun lui fendait l’âme. Le souvenir de sa tentative manquée face à la Yougoslavie se faisait à chaque instant plus présent. Il ferma les yeux. Il faudrait tirer, voilà tout, se dit-il. 
   Les trois premiers tireurs de chaque équipe marquèrent, mais le quatrième Italien vit sa frappe repoussée par Goycochea. Maradona avait l’occasion de donner un point d’avance à son équipe, ce qui rendrait la victoire probable, étant donné qu’il ne resterait plus qu’une tentative par équipe. En plaçant le ballon à onze mètres du buts, il tenta de ne penser à rien. L’acte en lui-même était presque banal : depuis six ans qu’il jouait à Naples, il avait à de maintes reprises eu l’occasion de tirer des penalties depuis cet endroit même. Il décida de tirer à droite. Il recula de cinq pas, inspira profondément, et, dans un silence de mort, commença sa course. Au arrivé à un mètre du ballon, il changea brusquement d’avis et décida de placer sa frappe côté gauche, à ras de terre, c’est-à-dire exactement au même endroit que contre la Yougoslavie. Le gardien italien plongea du mauvais côté, et le ballon entra dans le but. Ivre de bonheur, Maradona courut quarante mètres et se jeta dans les bras du premier Argentin qu’il vit, le kiné de l’équipe. Goycochea arrêta la tentative du dernier Italien, et l’Argentine fut qualifiée pour la finale. 
   La soirée qui suivit fut épique. Maradona paya de sa poche une trentaine de bouteilles de champagne, et le retour à l’hôtel parut durer plusieurs heures. L’autocar qui transportait l’équipe tenait davantage de la boîte de nuit que du véhicule. De temps à autre, il s’arrêtait et une ou deux prostituées montaient. Quelques Napolitains qu’ils croisèrent en chemin crièrent « Forza Maradona ! », mais le vacarme était tel qu’aucun des joueurs ne les entendit. Une fois de retour à leur base, les Argentins continuèrent à célébrer comme se devait l’exploit jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Maradona était au centre de toutes les attentions. En réussissant son penalty, il s’était montré non seulement un bon capitaine, mais il avait rétabli son statut de meilleur joueur du monde. Il avait été le meilleur joueur du match, en plus de s’être montré décisif et d’avoir remporté son duel face à tout un pays. Vers cinq heures du matin, il s’aperçut qu’il ne s’était pas encore changé, qu’il était toujours vêtu de sa tenue du match, qu’il avait même encore aux pieds ses chaussures à crampons et que son bras était encore ceint du brassard de capitaine. Il soupira. La plupart de ses coéquipiers étaient partis se coucher, et le mieux à faire était sans doute de les imiter. Par bravade, la dernière chose qu’il fit avant de s’allonger fut de se donner une grande claque dans le dos, insensibilisé qu’il était par l’alcool. Alors il éteint la lumière, se blottit sous les draps et fut de longues minutes durant secoué d’un irrésistible rire silencieux.

   Maradona se réveilla tôt, avant même que le réveil eût sonné. Ce qui l’avait sorti du sommeil, c’était son dos, c’était la douleur. Il resta longtemps immobile, allongé, les yeux grands ouverts. Quand enfin il fut l’heure de descendre prendre son petit déjeuner, il eut la certitude que le tournoi, quoiqu’il arrive, était fini pour lui, qu’il ne serait pas en état de disputer la finale. Quand il entra dans la pièce de l’hôtel où étaient servis les repas, toutes les conversations cessèrent, l’espace de trois ou quatre secondes, avant de reprendre comme si de rien n’était. Silencieux, il prit un plateau, se servit sur le buffet et s’assit à côté de Burruchaga. Ils échangèrent quelques mots sur la fête de la veille, et les difficultés qu’ils avaient tous deux eu à dormir normalement. Comme Maradona, Burruchaga était perclus de douleurs, jouait chaque match sous infiltration. Il glissa à son capitaine qu’il était prêt à mettre sa carrière en péril, à sacrifier une bonne partie de la saison à venir pour tout donner lors de la finale. Maradona sourit, et ne dit plus rien. Alors qu’il terminait son maté, une main anonyme posa devant lui la presse du jour. Les journaux italiens n’avaient pas fait dans la demi-mesure. « Maradona crucifie l’Italie » était, à peu de choses près, la formule qui revenait le plus souvent. Naples « écartelée » avait succombé aux « coups de boutoir » de l’« impitoyable » capitaine argentin. Celui-ci était dépeint comme un « ingrat » qui avait trahi l’hospitalité du « grand peuple italien » , en ruinant l’espoir de titre mondial de ses hôtes, en « volant à des millions d’Italiens une fête immense dans toutes les rues du pays », en un mot, c’était un « traître » dont la patrie était appelée se « venger ».
   Maradona fut dispensé d’entraînement, et passa la journée à se faire masser. Son dos devait être sauvé. Le soir, après dîner, alors que les joueurs avaient quartier libre pour la dernière fois, il regarda l’autre demie finale. L’Allemagne battit l’Angleterre aux tirs aux buts. Connaissant le nom de son futur adversaire, il s’éclipsa discrètement de la salle de vidéo, et s’évada de l’hôtel. Il monta dans un taxi et partit faire un tour dans Naples. Le lendemain, la délégation argentine quitterait la ville pour se rapprocher de Rome, où devait avoir lieu dimanche la finale. C’était le moment de lui faire ses adieux. Le véhicule aux vitres fumées arpenta la cité napolitaine pendant longtemps. Maradona, silencieux et mélancolique, avait le visage collé à la fenêtre, observant le calme inquiétant qui régnait dans les rues. Toute la ville avait l’air en deuil. Ici et là fleurissait encore des banderoles célébrant le titre de champion d’Italie conquis quelques semaines auparavant. À certains murs étaient collés des photos de Maradona vêtu du maillot du Napoli ; depuis le match de la veille, une petite partie de ces portraits étaient déchirés ou recouverts d’inscriptions appelant à la vengeance. A certains balcons étaient suspendus des drapeaux italiens, mais la plupart avaient déjà été retirés. Naples avait été déchirée en deux, Naples n’avait pas su choisir, Naples voulait oublier ce cauchemar. Le taxi s’arrêta dans une petite ruelle, et Maradona n’en sortit que pour s’engouffrer dans un petit immeuble, empruntant presque une porte dérobée. Il grimpa un escalier et frappa à une porte. Le mac qui lui ouvrit l’étreignit comme un frère, empochant sans prendre la peine de le recompter l’argent que lui tendit l’idole. Maradona entra dans une chambre et découvrit la fille qui partagerait sa nuit. Elle devait avoir dix-neuf ans, était petite et brune, avait le regard pétillant, la lèvre pulpeuse et la poitrine généreuse. Il lui demanda de l’attacher au lit et elle lui fit l’amour toute la nuit durant.


   Le jeudi 5 juillet 1990, il sembla que l’Italie était passée sous contrôle allemand. Tous les journaux félicitaient l’équipe d’Allemagne de sa qualification pour la finale, et enjoignaient le lecteur à soutenir sans réserve la Mannschaft le dimanche suivant. L’escouade entraînée par Franz Beckenbauer saurait, à n’en pas douter, venger l’affront subi par l’Italie face aux Argentins. Maradona ne jeta pas un œil sur la presse, trop certain qu’il était d’y trouver ce qui y était. Il sortit du réfectoire et alla à la salle de massage. Après le déjeuner, toute l’équipe quitta Naples pour arriver à Rome vers les alentours de seize heures. Les joueurs prirent rapidement possession de leurs nouveaux locaux, et à dix-huit heures, refirent une brève séance d’entraînement. Cette fois, Maradona ne resta pas à la table de massage et courut autour du terrain pendant que ses coéquipiers faisaient des exercices avec le ballon. Il pensait à la finale, aux joueurs allemands. Ce serait un match extrêmement difficile, face à un adversaire de qualité. Sur ce qu’avaient montré les Allemands depuis le début du tournoi, on savait que c’était une équipe solide, articulée autour de quelques joueurs clés. Et eux aussi avaient un grand numéro 10, un grand capitaine : en effet, avec ceux du Hollandais Marco Van Basten et de l’Italien Franco Baresi, le nom de Lothar Matthaüs était celui qui revenait le plus souvent lorsque l’on s’aventurait à chercher un éventuel dauphin à Maradona pour le sceptre honorifique de meilleur footballeur de la planète. Lothar Matthaüs, stratège, maître à jouer de la sélection allemande et de l’Inter Milan, grand joueur, grand capitaine, grand footballeur, peut-être le meilleur actuellement, moins fort que Maradona, tout de même, mais moins blessé, aussi, Lothar Matthaüs, l’équipe d’Allemagne, Klinsmann, Littbarski, Illigner, Matthaüs, Völler, Brehme, grosse équipe, très solide, très efficace, difficile à bouger, hargneux en défense, puissants en attaque, discipline de fer, alors que l’Argentine, franchement, à part Maradona, et bon, peut-être Ruggeri et Burruchaga, et à la limite Goycochea et Caniggia, l’Argentine voila, Lothar Matthaüs, le meilleur joueur du monde peut-être, élégant, percutant, très bonne lecture du jeu, grosse frappe, peut-être un peu lent, et un peu prévisible, aussi, mais souvent décisif, Lothar Matthaüs, bon joueur, mais seulement troisième du championnat d’Italie avec l’Inter Milan, quand Naples, le Naples de Maradona, ce qui revient à dire Maradona, premier, l’Inter Milan troisième, Maradona premier, mais Lothar Matthaüs, petit con, grosse frappe, un an plus tôt, premier avec l’Inter quand Maradona deuxième, Matthaüs, l’écraser dimanche.
   Pendant le repas du soir, les joueurs eurent la visite de leurs épouses. Maradona vit avec bonheur arriver Claudia, qui tenait par la main Dalma, trois ans, et portait de son autre bras la petite Giannina, un an. Pendant près d’une demi-heure, le meilleur joueur du monde parut être retombé en enfance. Il joua avec ses filles, riant avec elles, les faisant danser, et échangeant parfois un regard complice avec Claudia. Ensuite, il s’assit à côté de sa femme et l’embrassa longuement. La séparation forcée, en raison de la Coupe du Monde, était douloureuse, mais le capitaine argentin était tellement immergé dans le tournoi qu’il ne sut trop quoi dire à sa femme. Ils se posèrent quelques questions l’un à l’autre, se sourirent beaucoup, puis se dirent au revoir, presque comme deux étrangers. Maradona serra ses filles contre lui, les embrassa sur la bouche, regarda les trois femmes de sa vie s’éloigner avec les épouses de ses coéquipiers. Il remonta dans sa chambre, sortit sur le balcon et alluma une cigarette. C’était la première qu’il fumait depuis le match contre le Brésil en huitièmes de finale. Personne ne le saurait. Joli match, d’ailleurs, contre le Brésil. Une belle partie, assez serrée. Le capitaine argentin avait su se distinguer en offrant le but de la victoire à Caniggia au terme d’une chevauchée impressionnante, à dix minutes du terme de la partie. Mais ce qui le faisait encore davantage sourire, c’était la bouteille d’eau droguée qu’un membre du staff  argentin avait tendue au Brésilien Branco. Après l’avoir bue, il ne s’était pas senti très bien, et avait été clairement moins bon sur le terrain. Aucun autre Brésilien n’avait bu à cette même bouteille - dommage. De la difficulté, parfois, d’être seul contre onze. Il entendit un chien aboyer, au loin. L’animal hurlait à la mort, et ne semblait pas pressé d’expirer. Lorsque la bête enfin se tut, Maradona put profiter de ce bien si précieux, et tellement rare : le silence.

   Cette nuit, Maradona dormit très mal. Il fut constamment tourmenté par des cauchemars, l’un d’entre eux revenant souvent : il voyait un obèse inconscient traîné en brancard dans les couloirs d’un hôpital, avec une foule de gens hurlant autour de lui, et des bruits de sirènes, et des bruits de moteurs, et des bruits d’explosions, et lui essayait de s’approcher de l’obèse, de voir si ce corps fait de bourrelets cachait un visage, et lorsqu’il s’approchait enfin du visage, qu’il allait enfin voir la tête, le yeux, le nez du malheureux, le tumulte envahissant devenait tellement fort qu’il se réveillait en sursaut. 
   Après la séance d’entraînement du matin, durant laquelle, tout en se ménageant au maximum, il avait recommencé à prendre part aux exercices collectifs, après le déjeuner, la sieste et quelques coups de téléphone, Maradona eut envie de calme et se dirigea vers le sauna. Alors qu’il s’y prélassait depuis une dizaine de minutes, il fut rejoint par un jeune coéquipier.
- Diego… Tu es au courant ?
- Au courant de quoi ?
- La FIFA a désigné Codesal pour arbitrer le match.
- Codesal ? Ils n’ont pas le droit ! Tu sais qui sait, Codesal ? C’est le beau-frère de Havelange, non, d’un gros bonnet de la FIFA. Ils n’ont pas le droit ! Tu sais ce qui se passe ? Tu sais ce qui s’est passé ? L’Italie devait battre l’Argentine en demi-finale et affronter l’Allemagne en finale à Rome. Sauf que notre petite équipe argentine a mis la pâtée aux penalties à l’Italie, et qu’on leur a fait perdre beaucoup d’argent. Tout ce que la FIFA a entrepris, tout ce que la fédération italienne a entrepris, tout ces petits drapeaux italiens faits par des enfants pauvres, toutes ces casquettes, ces t-shirt, ces blousons aux couleurs de l’Italie, les écharpes annonçant la finale Italie - Allemagne, tout ça ne sortira jamais des cartons, des entrepôts où ils sont. C’est à cause de nous. L’Argentine est un petit pays, ils ne veulent pas nous voir aussi haut. L’Italie a le droit de gagner trois coupes du monde, parce que c‘est un pays riche. Le Brésil a le droit de gagner trois coupes du monde parce que la mafia brésilienne tient la FIFA par les couilles. L’Argentine n’a pas le droit de gagner la coupe du monde trois fois, parce qu’ils n’imaginent même pas que ce soit possible. Ils nous considèrent comme de la merde. Dimanche, l’Allemagne aura le droit de gagner une troisième coupe du monde, parce que c’est un pays riche, parce que c’est un pays qui est en train de se réunifier, un moment important de son histoire, parce que les Italiens et les Allemands sont toujours copains, au fond, quand il s’agit de rouler les pauvres. Je sais ce que je dis, je joue à Naples depuis six ans. Partout, on se fait traiter d’animaux, de nègres, d’arriérés. Parce que Naples est une ville de pauvres, de culs terreux. Et parce que voir gagner Naples emmerde tout le monde, Agnelli, Berlusconi, Andreotti, ils veulent tous voir Naples perdre, ils ne veulent que les grandes villes du Nord, Milan, Rome, Turin, ils veulent les voir gagner, pour que l’argent reste entre riches. Et c’est pour ça que j’aime Naples et que eux ne m’aiment pas, parce que je fais gagner Naples.
- Naples t’aime beaucoup.
- Avant d’arriver à Naples, cette ville n’existait pas sur une carte du football. Maintenant, tout le monde sait où est Naples. Naples est tout autour de Maradona. Naples a gagné deux championnats et une coupe d’Europe. Naples, c’était une femme, une femme à qui personne n’avait jamais dit qu’elle était belle, et je suis arrivé, et enfin elle s’est senti belle, et enfin elle a été plus belle que les autres. Mais je n’en peux plus de la rendre belle. Je l’aime, mais elle m’étouffe. L’année dernière, je devais partir, le président Ferlaino m’avait promis que je pourrais partir si jamais on gagnait la coupe d’Europe, tout était arrangé avec Marseille, je devais partir, j’aurais eu une villa sur la Côte d’Azur, un gros projet sportif, un salaire comme personne n'en a jamais eu dans le football, et les Français qui sont moins fous que les Italiens, plus chiants, plus bourges mais moins fous, et on a gagné cette Coupe d'Europe et Ferlaino, hijo de puta, n’a pas voulu me laisser partir, il m’a dit de rester, et je suis resté et cette année encore j’ai tout donné pour que Naples se sente belle, et on a été champion. Mais maintenant, c’est fini. Mon histoire avec Naples ne peut pas survivre à cette coupe du monde. Jamais l’Italie ne me pardonnera de l’avoir éliminée. Ils vont vouloir me faire tomber par tous les moyens, et ils n'en manquent pas. Ce sera le fisc, ce sera la drogue, ce sera n’importe quoi. Ils peuvent tout faire, regarde, ils ont mis Codesal pour arbitrer le match. Ils ne reculeront devant aucune bassesse, ils ne reculeront devant rien. Je sais de quoi ils sont capables. Si ils veulent faire tomber Maradona, ils feront tomber Maradona, parce que je les fais chier depuis le début, je n’ai jamais fermé ma gueule, moi, j’ai toujours pris le parti du pauvre, et j’ai toujours gagné et été le meilleur, et ils le savent. La jalousie… Dimanche soir, on doit perdre. Il y a trop d’argent en jeu, on doit perdre. Moi, je suis triste pour Naples.
   De ce qui se passa le samedi 7 juillet 1990, le mieux est de ne rien dire.


   Le dimanche 8 juillet 1990, vers vingt heures, dans le Stadio Olimpico de Rome, les équipes d’Allemagne et d’Argentine firent leur entrée sur le terrain. Le stade était entièrement décoré de drapeaux allemands, comme si toute l’Italie avait pris fait et cause pour la Mannschaft. Lorsque fut annoncé le nom de Diego Maradona, et que son visage apparut sur l’écran géant du stade, les soixante dix mille et quelques spectateurs qui avait pris place dans les gradins le conspuèrent comme un seul homme. Quelques instants plus tard, quand l’hymne argentine fut donné, ce fut un déluge de sifflets qui descendit des tribunes. Comme il est d’usage lors des retransmissions télévisées de matches de football, un cameraman filmait un à un les visages des joueurs concernés durant les hymnes nationaux. La caméra passa donc en revue les dix titulaires de la sélection argentine, avant de s’arrêter sur son capitaine. En direct, un milliard de téléspectateurs  vit Diego Maradona, seul, fier, qui répondait aux siffleurs en les traitant de fils de putes. Tous ses coéquipiers chantaient et lui, conspué par tout un stade, blessé dans son âme bien plus encore qu’au dos, insultait tous ceux qui baissaient le pouce. Deux mi-temps plus tard, Codesal siffla la fin de la rencontre. L’Allemagne l’avait emporté par un à zéro, le but victorieux avait été inscrit par l’arrière Andreas Brehme, sur un penalty accordé dans les dernières minutes d’une rencontre assez médiocre. Maradona avait été muselé par son chien de garde d’un soir, le rugueux Guido Buchwald. L’arbitre avait expulsé deux joueurs argentins, Dezotti et Monzon, et avait accordé le penalty qui avait décidé du match après une faute peu évidente de Sensini sur Völler. Durant toute la partie, à chaque fois que Maradona avait touché le ballon ou était apparu sur l’écran géant du stade, les sifflets était descendu par milliers des tribunes. Alors que Codesal siffla la fin de la rencontre, la foule manifesta bruyamment sa joie, ou plutôt son soulagement à avoir vu triompher les Allemands. Aussitôt le match terminé, la plupart des joueurs argentins se ruèrent vers l’arbitre, fous de rage, prêts s’il le fallait à le passer à tabac. Bilardo dut s’interposer pour ramener ses hommes à la raison. Diego Armando Maradona était loin de tout cela. Isolé dans un coin du terrain, il marchait, en larmes, incapable de répéter autre chose que ce « fils de putes » qu’il avait immortalisé deux heures auparavant.



samedi 1 août 2015

Onze moments mythiques de Coupe du Monde : Bonus 2014

L'Allemand Mario Götze, buteur décisif, avec sa petite amie et les enfants de son coéquipier Jérome Boateng, quelques minutes après la victoire des siens en finale contre l'Argentine.


Les instants les plus mythiques offerts par la Coupe du Monde depuis 1998 avaient fait l’objet d’un dossier, juste avant le début du Mondial 2014. Un an après le tournoi, le temps est venu de revenir sur les quelques moments de cette vingtième édition qui méritent vraiment de passer à la postérité. Un retour en trois coups.


1)      Le coup de sang de Suarez

Il arrive que certains joueurs entretiennent un rapport particulier, pour ne pas dire privilégié avec la Coupe du Monde, qu’ils la marquent de leur empreinte à chacune de leurs apparitions. Le plus illustre d’entre eux est sans doute l’Argentin Diego Maradona, non-sélectionné à peine pubère mais déjà furibard en 1978, savaté selon toutes les règles de l’art et finalement expulsé en 1982, vainqueur de la compétition quasiment à lui tout seul en 1986, héros tragique de l’opéra napolitain Italie – Argentine en 1990 et exclu pour dopage en 1994. Un peu plus de vingt ans après lui, le fantasque Uruguayen Luis Suarez semble marcher sur ses pas.

Lors du Mondial sud-africain de 2010, sa première participation à l’épreuve, il avait brillé à la pointe de l’attaque de la Celeste, associé à un Diego Forlan élu meilleur joueur du tournoi, et contribuant avec talent (trois buts et deux passes décisives) au beau parcours des siens, demi-finalistes surprise de l’épreuve. Mais c’est surtout sa main, entrée depuis dans la légende de la compétition (et première de mon top 11 des meilleurs moments récents offerts par la Coupe du Monde), qui avait été médiatisée. Quatre ans plus tard, à l’entame du Mondial brésilien, Suarez a changé de statut : de jeune avant-centre prometteur évoluant à l’Ajax Amsterdam, il s’est mué en fer de lance de l’attaque de Liverpool, a été sacré meilleur buteur européen de la saison et est attendu au tournant, pressenti pour être l’une des grandes stars de cette édition.

Suarez fou de joie après son second but face à l'Angleterre.
Néanmoins, son équipe, l’Uruguay, n’a pas été gâtée au tirage au sort et a écopé d’un groupe particulièrement relevé, avec le Costa Rica, l’Angleterre et surtout l’Italie, vice-championne d’Europe en titre. Pour ne rien arranger, Suarez, mal remis d’une blessure, ne peut prendre part au premier match des siens et assiste, impuissant, à la déroute de la Celeste face à un surprenant Costa Rica vainqueur trois buts à un. Cinq jours plus tard, les Uruguayens n’ont déjà plus le droit à l’erreur pour leur second match face à l’Angleterre, qui a été battue elle aussi pour son premier match, face à l’Italie : le perdant de la rencontre sera éliminé de la compétition. Le sélectionneur uruguayen, Oscar Tabarez, joue son va-tout et décide d’aligner Suarez d’entrée de jeu, malgré son état de forme incertain. L’histoire lui donne raison : grâce à un doublé de son buteur vedette, la Celeste s’impose 2 – 1 et revient dans la course pour la qualification. Tout se jouera lors du troisième et dernier match, face à l’Italie.

Lorsque débute la rencontre décisive, l’atmosphère est lourde d’une pression presque palpable. Plus qu’à un match de poule, c’est à un vrai seizième de finale que les deux formations participent : le vainqueur se qualifiera pour les huitièmes, le perdant sera éliminé. C’est le moment que va choisir Luis Suarez pour littéralement péter les plombs, en direct devant 40000 spectateurs et les télés du monde entier. Sur un ballon aérien apparemment anodin, en fin de deuxième mi-temps et alors que le score est toujours de zéro zéro, l’attaquent uruguayen, se désintéressant totalement du jeu, se retourne vers le défenseur chargé de le marquer, l’Italien Giorgio Chiellini, et le mord à l’épaule.

Suarez a beau faire semblant d’être tombé et de s’être fait mal à la gencive (dans ce qui est sans doute l’une des tentatives de simulation les plus pathétiques de l’histoire), la trace de morsure sur l’épaule de Chiellini est éloquente, et le ralenti, accablant, confirme l’intentionnalité du geste de l’Uruguayen. Mais l’arbitre n’a rien vu, et une minute plus tard, l’Uruguay ouvre le score, résiste jusqu’au bout, et se qualifie. Mais la seule question qui est sur toutes les lèvres est alors celle-ci : pourquoi une telle folie de la part de Suarez ? La réponse est aussi triste que drôle : parce qu’il n’a pas pu se retenir.

Chiellini tente une quenelle pendant que Suarez compte ses incisives.
En effet, rayon morsures, l’Uruguayen est un dangereux récidiviste. C’est ainsi la troisième fois, déjà, qu’il s’en prend de la sorte à un adversaire. Ses deux précédents essais, l’un alors qu’il portait la tunique de l’Ajax, l’autre pendant un Liverpool – Chelsea qui sentait le soufre, lui avaient valu auparavant, outre les tendres surnoms de Vampire et de Cannibale, une belle flopée de suspension (par ailleurs, outre ses buts totalement dingues, il s’était également fait remarquer en traitant Patrice Evra de « Noir de merde »). Juste après le match, Internet s’embrase, multipliant les détournements du geste de l’Uruguayen et appelant à une juste sanction.

Face à ce cas à peu près unique de footballeur anthropophage, la FIFA n’a pas souhaité transiger : Luis Suarez, exclu manu militari du Mondial, écope de neuf matches de suspension en sélection nationale ainsi que de quatre mois d’interdiction de toute activité liée au football (il profitera de cette période d’inactivité pour signer à Barcelone pour la modique somme de 85 millions, et un an plus tard, il a remporté le championnat et la coupe d’Espagne ainsi que la Ligue des Champions). De son côté, l’équipe d’Uruguay, orpheline de son meilleur joueur, se fait sèchement éliminer par la Colombie en huitième de finale. On les attend avec impatience pour 2018.


2)      Le coup de poker de Louis Van Gaal et Tim Krul

Nous sommes en quart-de-finale de Coupe du Monde. Plus précisément, dans les dernières minutes de la prolongation d’un quart-de-finale de Coupe du Monde. Les Pays-Bas, éternel favori malheureux, affrontent le Costa-Rica, équipe surprise de la compétition. Normalement, le suspense devrait être éventé depuis longtemps, normalement, le match devrait même être terminé depuis près d’une demi-heure : finaliste de l’édition précédente, auteur pendant les poules d’une spectaculaire démonstration face au tenant du titre espagnol (5 – 1 pour les Bataves) et alignant, sous la houlette du tacticien Louis Van Gaal, un certain nombre de joueurs aux noms aussi ronflants que Wesley Sneijder, Robin Van Persie ou Arjen Robben, la Hollande était censée ne faire qu’une bouchée du petit poucet costaricien.

Mais d’un bout à l’autre de la partie, si la défense du Costa-Rica a souvent été au supplice, elle a tenu bon, et son gardien, Keylor Navas, a réalisé de véritables prouesse pour garder son but inviolé. A la surprise générale et malgré de nombreuses tentatives de l’attaque néerlandaise, le score était toujours de 0 – 0 quand l’arbitre a sifflé la fin du temps règlementaire. Il a donc fallu passer par les prolongations pour décider d’un vainqueur. Et même là, c’est en train de ne pas suffire : les Hollandais dominent, incontestablement, mais il est toujours un pied, un genou, un torse costaricien pour stopper les offensives de Robben et de ses partenaires, et compte tenu de la vitesse à laquelle le temps se met à défiler, il semble à chaque instant plus certain que les deux équipes vont devoir se départager au moyen de la terrible épreuve des tirs au but.

Louis Van Gaal entouré par ses disciples.
Sur le banc hollandais, un homme réfléchit. C’est Louis Van Gaal. Louis Van Gaal n’est pas n’importe qui. C’est un génie tactique, vainqueur en 1995 de la Ligue des Champions avec un Ajax de gamins, au nez et à la barbe du grand Milan AC. C’est lui aussi, qui a remis sur les rails le Bayern de Munich, à la fin des années 2000. C’est encore lui qui a conduit les anonymes d’Alkmaar au sacre en championnat néerlandais. Problème : si Van Gaal est un stratège reconnu de tous, il traîne également la réputation d’être un fou ingérable. Depuis de ses deux passages sur le banc du Barça, il peut se targuer d’être l’homme qui est passé le plus près de faire littéralement imploser le club catalan. La légende raconte que lors d’un discours particulièrement incisif qu’il avait tenu à ses joueurs avant un match, emporté par sa fougue, il avait baissé son pantalon et exhibé ses parties à ses joueurs. Depuis 2012, il est sélectionneur des Pays-Bas. Après une belle phase de qualification, le début de Mondial de ses joueurs a été excellent, et largement à mettre à son actif. Il a de plus imposé un style inimitable : sa cravate est orange, assortie au maillot de la sélection, et ses adjoints, au lieu de faire ce que font leurs confrères des autres sélections (c’est-à-dire filer des bouteilles d’eau aux joueurs, donner des consignes aux remplaçants qui s’échauffent ou gueuler sur l’arbitre), passent leur temps assis à côté de lui, à prendre des notes. Car pour Louis Van Gaal, ce ne sont pas ses adjoints. Ce sont ses élèves. Nul doute qu’ils auront apprécié le dernier coup du Maître.

Car en réfléchissant, Van Gaal a bien compris ce qui allait se passer. Non, aucun but ne serait plus marqué, ses joueurs commençant à être aussi fatigués que leurs adversaires, et trop peu de temps restant à jouer. Ce serait donc les tirs au but, un exercice qui a rarement souri aux Hollandais par le passé. Et cette fois-ci, ce serait pire : déjà en plein doute, déstabilisés par la résistance inattendue de leur adversaire, les Oranjes allaient de surcroît se présenter pour tirer face à un Keylor Navas en pleine confiance, qui disposait d’un avantage psychologique sur à peu près tous les tireurs potentiels. Ce serait donc une boucherie, et une énième déception néerlandaise en Coupe du Monde.

Mais Louis Van Gaal n’a pas dit son dernier mot. Alors qu’il ne reste qu’un peu plus d’une minute, il appelle l’un des remplaçants en train de s’échauffer. Surprise : il s’agit du troisième gardien, Tim Krul, qui s’approche, et enlève son survêtement, comme s’il s’apprêtait à entrer en jeu. La surprise devient stupeur quand effectivement, le gardien hollandais, Jasper Cillessen, quitte ses partenaires et que Krul entre sur le terrain. Louis Van Gaal vient de changer de gardien juste avant la séance de tirs-aux-buts, coup  tactique parfois évoqué sur le ton de la blague, mais jamais réalisé à ce niveau. Les commentateurs de la planète entière, sous le choc, ne savent pas s’ils doivent rire ou pleurer, les joueurs sont médusés.

Quelques secondes plus tard, l’arbitre siffle la fin de la rencontre. L’heure tant redoutée est arrivée, mais cette fois-ci, la peur a changé de camp. Ce ne sont plus les Hollandais qui sont effrayés à l’idée d’affronter un gardien qui les a écœurés d’un bout à l’autre de la rencontre, ce sont les Costariciens qui, tout à coup, redoutent d’aller affronter l’inconnu qui vient de prendre place dans le but oranje. Car Tim Krul est un beau bébé : 1m93 pour 85kg, mal rasé, il évolue pendant l’année dans le club de Newcastle, c’est un habitué des bas-fonds un peu glauques du championnat anglais. Il va profiter de l’occasion pour dévoiler à la planète ses talents de showman : dès le début de la séance de tirs-aux-buts, il va intimider les joueurs costariciens, leur parle, les déconcentre, vient les toiser. Son attitude est à ce point inhabituelle que l’arbitre le sanctionne d’un carton jaune, ce qui est rarissime en de telles circonstances.

Adieu, monde Krul.
Mais le harcèlement psychologique paye : à chaque tir d’un joueur du Costa-Rica, Tim Krul plonge du bon côté. Mieux, pendant que ses partenaires Van Persie, Robben, Sneijder et Kuyt réussissent leurs penalties, il parvient à bloquer une tentative adverse. Et lorsque Michael Umaña se présente face à lui pour un tir au but qui peut être décisif, il choisit à nouveau le bon côté, et réussit à arrêter la frappe. Les Pays-Bas sont qualifiés pour la demi-finale. Tim Krul vient de connaître son quart d’heure warholien, il est le héros du match, lui qui n’est même pas réputé si bon stoppeur de penalties que ça. Mais celui dont tout le monde parle, c’est Louis Van Gaal. L’entraîneur hollandais vient officiellement de devenir le premier sélectionneur à se qualifier pour une demi-finale de Coupe du Monde au bluff, en procédant à ce qui est sans doute le remplacement le plus spectaculaire de l’histoire de la compétition.


3)      Le coup de tonnerre du Mineirazo

Le 8 juillet 2014, à Belo Horizonte, devant les 58000 spectateurs de l’Estadio Mineirão, le Brésil affrontait l’Allemagne en demi-finale de la Coupe du Monde. Entre deux des équipes les plus titrées de l’Histoire (cinq sacres mondiaux pour le Brésil, trois pour l’Allemagne), l’enjeu était simple : une place en finale. Mais pour les Brésiliens, il y avait un peu plus. En effet, c’est à domicile que la Seleçao a disputé le Mondial 2014, et ce dans un climat assez compliqué.

D’un côté, il y avait un important mouvement populaire de contestation, qui prenait principalement pour cible la présidente du pays, Dilma Rousseff, et comme prétexte la tenue même de la compétition sur le sol brésilien, l’organisation du Mondial étant unanimement trouvée beaucoup trop coûteuse pour une société auriverde encore massivement victime de la pauvreté. De l’autre côté, il y avait les fantômes du passé, et principalement de la Coupe du Monde 1950 : en effet, si le Brésil détient le record de victoires en Coupe du Monde, il n’a jamais réussi à l’emporter quand le tournoi se disputait sur ses terres, et la précédente édition brésilienne, en 1950 donc, avait vu l’Uruguay coiffer au poteau l’organisateur brésilien, dans ce que l’on a appelé le Maracanazo – une inattendue victoire par deux buts à un, devant les 200000 (record historique d’affluence pour une rencontre de football) spectateurs du mythique stade Maracana de Rio, avec  la clé un deuxième sacre mondial pour les Uruguayens et un traumatisme durable pour les Brésiliens qui s'imaginaient déjà champions du monde avant ce dernier match.

Dans les tribunes de l'Estadio Mineirão...
C’est donc avec une pression assez inimaginable que la Seleçao avait débuté sa Coupe du Monde, ce qui se traduisait par une reprise a capella par les joueurs de l’hymne brésilien avant les matches (pour faire symbiose avec leur peuple) et par de nombreuses et incessantes prières avant, pendant et après les rencontres (pour faire symbiose avec Dieu). L’état émotionnel des joueurs était tel qu’ils paraissaient toujours à deux doigts de fondre en larmes, et le parcours stressant qui avait été le leur jusqu’à cette demi-finale n’avait rien arrangé. En effet, le Brésil avait dû batailler ferme pour s’extraire d’une poule pas évidente (Cameroun, Mexique, Croatie), avait bénéficié d’un miracle pour passer le stade des huitièmes (à la dernière minute de la prolongation contre le Chili, l’attaquant chilien Pinilla avait expédié une puissante frappe sur la barre transversale et le Brésil s’était qualifié, cinq minutes plus tard, grâce aux tirs aux buts), et si le quart de finale contre la Colombie avait sans doute été le meilleur match de la Seleçao (qualification 2 – 1), ce fut une authentique victoire à la Pyrrhus, les Brésiliens y laissant deux de leurs meilleurs joueurs, le défenseur Thiago Silva, suspendu, et l’attaquant Neymar, seule véritable star offensive de l’équipe, qu’un choc avec un milieu colombien avait blessé assez sérieusement.

Neymar et Thiago Silva auraient-ils pu suffire pour inverser la donne face aux Allemands ? On ne le saura jamais. Néanmoins, on peut imaginer qu’avec eux, l’addition aurait été moins lourde. Car cette demi-finale face à l’Allemagne va rapidement tourner au jeu de massacre, avec dans le rôle de la victime, une équipe du Brésil totalement déboussolée et dans celui du bourreau, une équipe d'Allemagne fidèle à sa réputation de favorite du tournoi. Dès la onzième minute, c’est le jeune attaquant bavarois Thomas Müller qui va trouver l’ouverture et inscrire le premier but du match. Désarçonnés par ce but précoce, les Brésiliens vont alors tout faire pour revenir au score le plus rapidement possible. Mal leur en prendra : le tsunami qui va suivre n’a tout simplement aucun précédent dans l’histoire de la Coupe du Monde.

Dès la 23ème minute, les Allemands trouvent à nouveau le chemin des filets, par l’intermédiaire du vétéran Miroslav Klose. Avec deux buts de handicap, l’affaire devient sérieusement préoccupante pour les Brésiliens, sans compter que ce but est une petite humiliation en soi : il s’agit du seizième but marqué par Klose en Coupe du Monde (cinq en 2002, cinq en 2006, quatre en 2010 et deux en 2014), ce qui en fait le nouveau recordman de l’histoire de l’épreuve, au nez et à la barbe des quinze buts marqués par le Brésilien Ronaldo (quatre en 1998, huit en 2002 et trois en 2006), et offre, au bout de moins de vingt-cinq minutes, une première victoire symbolique à la Mannschaft.

Mais si l'affaire s'annonce mal engagée, personne n'imagine encore que l'impensable va se produire : les Brésiliens vont spectaculairement sombrer en l’espace d’à peine plus de cinq minutes, au point de pratiquement disparaître de la pelouse. Moins de soixante secondes après le but de Klose, profitant de l’apathie de la défense auriverde, visiblement sonnée, les Allemands vont inscrire un nouveau but, par l’intermédiaire de Toni Kroos, qui va encore doubler la mise à peine deux minutes plus tard, quelques instants avant que Sami Khedira ne marque à son tour. En à peine plus de cinq minutes, le score passe de 1 – 0 pour les Allemands, à 5 – 0, et ce alors que le match n’a commencé que depuis une demi-heure.

Le moyen le plus facile pour les Brésiliens de trouver le chemin des filets au cours de cette demi-finale.
La fébrilité des joueurs brésiliens, déjà largement perceptible depuis le début du tournoi, éclate au grand jour. Eux qui espéraient se qualifier pour la finale devant leur public se retrouvent humiliés en place publique. Même les Allemands sentent qu’ils sont en train de faire quelque chose de moche et décident de lever un peu le pied, tandis que les télés du monde entier, plutôt que de montrer le jeu, préfèrent compiler les plans des supporters brésiliens, abasourdis et en larmes dans les tribunes. En deuxième mi-temps, la Seleçao tentera bien de réagir pour, à défaut de remporter le match, récupérer un peu de l’estime de ses supporters, mais rien n’y fera, et l’Allemagne marquera encore deux nouveaux buts et il faudra attendre la dernière minute de la partie pour que le jeune Oscar, dans l’indifférence la plus totale, réussisse enfin à sauver l’honneur pour les siens.

Le score final est donc de sept buts à un pour l’Allemagne, soit l’écart le plus important jamais vu entre deux équipes en demi-finale de Coupe du Monde, mais également la défaite la plus lourde jamais subie par le Brésil, la plus large déroute pour un pays organisateur de Coupe du Monde et la première défaite des Brésiliens en match officiel à domicile depuis 1975. L’onde de choc est immense, évidemment. Les Allemands se retrouvent favoris numéro un pour la victoire finale, avant même de connaître leur adversaire (Pays-Bas et Argentine doivent s’affronter le lendemain dans l’autre demi-finale). Les Brésiliens, eux, n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, et se répandent en excuses vis-à-vis de leurs compatriotes, à l’image d’un David Luiz, capitaine d’un soir de la Selaçao, les yeux embués et la voix remuée de sanglots, incapable de quoi que ce soit d’autre que de répéter, hagard, au micro qu’il voulait « juste donner du bonheur au peuple brésilien ».

Si la défaite de 1950 face à l’Uruguay, grand traumatisme footballistique national s’il en est, avait rapidement acquis le surnom de Maracanazo (en référence au stade du Maracana, le « zo » ou « ço » signifiant « choc »), cette nouvelle déroute ne tarde pas à se forger l'appellation de Mineirazo, signe de sa place à part dans l’histoire du football brésilien – place, vraisemblablement, très inconfortable, pour ne pas dire maudite. Après un nouveau revers sec lors du match pour la troisième place face aux Pays-Bas (3 – 0), les Brésiliens partent en vacances, la tête de basse, tandis que leur sélectionneur, Luis Felipe Scolari, est renvoyé. Il leur faudra, à tous, de longs mois avant de se remettre du traumatisme


mardi 6 janvier 2015

Personnalité de l'année 2014 : les candidats (2/2)

Deuxième moitié des candidats au titre de personnalité de l'année 2014...



6 : Peter Piot

Qui c'est ?
Un scientifique belge spécialiste de la microbiologie, jusqu'à présent célèbre pour avoir dirigé pendant treize ans le programme de l'ONU destiné à coordonner la lutte contre le SIDA.

Quel est son principal fait d'armes en 2014 ?
En réalité, pas grand chose, puisqu'il est nommé cette année pour un acte remontant à 1976 : c'est en effet à cette date qu'il a, le premier, identifié le virus Ebola, revenu sur le devant de la scène ces derniers mois et coupable de déjà plus de 8000 morts.

Quels sont ses atouts ?
La gravité de la situation. Depuis des décennies, déjà, on nous annonce régulièrement de nouvelles épidémies: on se souvient ainsi d'H1N1, de la vache folle, de SRAS, de la grippe aviaire... Mais Ebola, maladie ancienne, semble d'un autre trempe, en témoignent les dégats, d'ores et déjà considérables, réalisés par le virus en Afrique de l'Ouest. Dans ces conditions, le chercheur qui a, le premier, identifié l'ennemi (et qui ne cesse aujourd'hui de plaider pour l'usage de traitements expérimentaux pour endiguer la pandémie), semble un candidat idéal au titre de personnalité de l'année 2014.

Qu'est-ce qui pourrait le faire perdre ?
La jurisprudence Peter Higgs. Il y a deux ans, le physicien anglais avait été nommé au titre de personnalité de l'année. Il n'avait rien fait de particulier en 2012 (attention, nul doute qu'il s'était livré à des travaux d'importance qui nous dépassent totalement, je veux juste dire que 2012 n'avait pas été si différente, pour lui, de 2011 ou de 2010), mais le monde s'était chargé de le remettre sur le devant de la scène : c'est cette année-là qu'avait été mis en évidence le célèbre boson de Higgs, dont le savant avait prédit l'existence dès les années 60. Un temps en lice pour la victoire, Higgs s'était finalement incliné en finale contre Barack Obama, souffrant de n'avoir rien fait "lui-même" en 2012. il pourrait arriver la même chose au belge Peter Piot : être élu homme de l'année 2014 pour une découverte datant de 1976 n'aurait objectivement pas grand sens.





7 : Matteo Renzi

Qui c'est ?
Un homme politique italien, de sensibilité de centre-gauche, ancien scout et ancien maire de la ville de Florence.

Quel est son principal fait d'arme en 2014 ?
Le 17 février, il est convoqué par le Président italien, Giorgio Napolitano, qui le charge de former un gouvernement : cinq jours plus tard, il prête serment et devient le plus jeune président du Conseil de l'histoire de la péninsule, et ce dans un contexte économique et politique extrêmement difficile.

Quels sont ses atouts ?
Sa jeunesse, comme mentionné plus haut, et surtout son énergie, qui lui a valu, quelques semaines à peine après son arrivée au pouvoir, d'être considéré comme le principal leader de la social-démocratie européenne (au nez et à la barbe de François Hollande et Manuel Valls, pourtant à la tête du pays "socialiste" le plus riche et le plus peuplé) et comme le chef de file des opposants à la politique d'austérité imposée par Bruxelles et Angela Merkel aux pays du Sud de l'Europe.

Qu'est-ce qui pourrait le faire perdre ?
L'émergence d'une vraie gauche européenne. Quelques mois après sa prise de fonction, l'euphorie est déjà retombée : Matteo Renzi, à la tête d'un pays marqué par l'interminable règne de Silvio Berlusconi, la gestion technocrate de Mario Monti et la montée d'un populisme incarné par Beppe Grillo, n'est pas le héraut d'une gauche radicale, et fait finalement même figure de centriste. La contestation de gauche est désormais incarnée par le parti Syriza, au porte du pouvoir en Grèce, et par le mouvement Podemos, en tête des intentions de votes en Espagne.





8 : Dilma Rousseff


Qui c'est ?
Une ancienne activiste de la résistance brésilenne, du temps de la dictature, qui a rejoint le Parti des travailleurs en 2001, et a succédé à Lula à la présidence du Brésil en 2010.

Quel est son principal fait d'armes en 2014 ?
Sa réélection à la tête du pays, malgré une campagne difficile marquée par l'émergence de plusieurs figures d'opposition, et par un mouvement populaire important lié au coût de l'organisation de la Coupe du monde de football au Brésil l'été dernier.

Quels sont ces atouts ?
Sa résistance. Dans les années 1970, elle avait été torturée pendant vingt-deux jours sans dénoncer ses camarades de lutte, alors tout combat relève désormais pour elle de la gnognotte. Le mouvement contestataire contre l'organisation du Mondial ? Il n'a pas empêché la tenue de la compétition, ni n'empêchera celle des prochains Jeux Olympiques en 2016 à Rio. Les sifflets dont elle a été victime à chaque apparition publique ? Ils se sont avérés insuffisants pour lui faire perdre l'élection présidentielle. Autant dire qu'il faudra se lever de bonne heure pour empêcher Dilma Rousseff de faire ce qu'elle veut quand elle le veut.

Qu'est-ce qui pourrait la faire perdre ?
Le Mineirazo. Le 8 juillet dernier, dans l'Estadio Mineirao de Belo Horizonte, devant 58000 spectateurs et plusieurs centaines de millions de télespectateurs, le Brésil affronte l'Allemagne en demi-finale de son Mondial. Malgré le mouvement de contestation dont a été l'objet la compétition, tout un peuple veut y croire. Le retour à la réalité aura le goût d'une baffe : à la mi-temps, les Allemands mène 5 à 0, et s'imposent finalement 7 - 1, dans ce qui restera dans les annales comme la plus grosse défaîte de l'histoire de l'équipe brésilienne en Coupe du Monde, et assurément la plus grande humiliation jamais subie par une équipe à ce stade de la compétition, qui plus est à domicile. Dans ces conditions, difficile pour Dilma Rousseff d'apparaître comme une gagnant.





9 : Luis Suarez

Qui c'est ?
Un footballeur uruguayen aussi génial que fantasque, fer de lance de l'attaque de son pays et auteur de nombreux buts tous plus beaux les uns que les autres.

Quel est son principal fait d'armes en 2014 ?
D'abord, en mai, il est sacré meilleur buteur européen de la saison 2013-2014 à égalité avec la star portugaise Cristiano Ronaldo. Ensuite, en juin, pendant la Coupe du Monde, il se distingue en mordant jusqu'au sang l'un de ses adversaires, l'italien Giorgio Chiellini, ce qui lui vaudra une exclusion du Mondial et une suspension de quatre mois. Enfin, en juillet, il signe au FC Barcelone pour la modique somme de 81 millions d'euros, ce qui fait de lui le joueur le plus cher de l'année.

Quels sont ses atouts ?
Incontestablement sa folie. L'une de ses inspirations, une main géniale, avait, il y a quelque temps, déjà fait l'objet d'un article sur l'Obvisper, mais c'est loin d'être tout : coupable de propos racistes il y a quelques années à l'encontre du français Patrice Evra, cannibale récidiviste (Chiellini, qu'il a mordu l'été dernier au Mondial, est le troisième adversaire à être victime des canines voraces de Suarez), buteur inspiré (de multiples compilations de ses buts géniaux sont visibles sur youtube) mais surtout, amant éperdu. En effet, et c'est là le plus incroyable, Suarez est le seul footballeur a avoir embrassé cette vocation... par amour. Quand il a treize ans, son amoureuse lui fait ses adieux : elle quitte l'Uruguay pour l'Europe avec ses parents, ce qui rend leur histoire impossible. Qu'à cela ne tienne : le petit Luis décide de tout mettre en oeuvre pour la rejoindre, et pour lui, le moyen le plus simple est encore de réussir dans le football, c'est-à-dire d'y devenir suffisamment fort pour être appelé dans une équipe du vieux continent. Et c'est ainsi qu'à dix-neuf ans, en 2006, il traverse l'Atlantique pour rejoindre l'équipe de Groningue, aux Pays Pas. La fin de l'histoire ? Il retrouve l'amour de son adolescence et l'épouse. Evidemment.

Qu'est-ce qui peut le faire perdre ? 
Son début de saison. Depuis qu'il est arrivé à Barcelone, et surtout depuis qu'il est autorisé à jouer, Suarez peine à retrouver le niveau qui était le sien à Liverpool ou en équipe d'Uruguay. La faute à une trop longue période d'inactivité du fait de sa suspension, mais surtout au système de jeu de son nouveau club, qui lui impose de se sacrifier continuellement au profit de l'argentin Messi, la star de l'équipe, au lieu de chercher à marquer, ce qui était sa spécialité. Du coup, les statistiques sont sans appel : depuis ses débuts au Barça, il n'a marqué que trois buts, bien loin des trente-et-un de sa saison passée.






10 : Conchita Wurst


Qui c'est ?
Une drag-queen autrichienne, de son vrai nom Thomas Neuwirth, connue pour son personnage de diva barbue.

Quel est son principal fait d'armes en 2014 ?
Sa victoire mêlée de scandale lors du concours de l'Eurovision, qui n'avait jamais été aussi médiatisé que cette année. Les conservateurs de tout poil se sont élevés contre sa participation, les télés de certains pays allant même jusqu'à boycotter ce rendez-vous traditionnel de la chanson européenne, lui offrant par là une notoriété inédite : la drag-queen se retrouve invitée à défiler pour Jean-Paul Gaultier puis à chanter devant le Parlement européen.

Quels sont ses atouts ?
Elle est devenue un symbole. Par son triomphe autant que par les réactions contrastées qui l'ont accompagné, Conchita Wurst est devenue, du jour au lendemain, un nouvel étendard pour la communauté LGBT, en des temps où la question de droits des minorités sexuelles est particulièrement sensible : elle n'est pas seulement une drag-queen, mais aussi (et surtout) une drag-queen barbue, suprême audace et pied de nez (pour le meilleur et pour le pire) aux tenants d'un certain ordre reposant sur la norme. Du coup, elle a cristallisé autour de sa personne un certain nombre de critiques, notamment des nationalistes d'Europe de l'Est ou de Christine Boutin, jamais avare de gloriole bon marché, et, en contre-coup, a été défendue bec et ongle par tous ceux qui ont vu en elle l'expression d'une jolie liberté en matière de moeurs.

Qu'est-ce qui peut la faire perdre ?
L'amour de l'art. Avant l'avènement de Conchita Wurst, les musiciens autrichiens les plus illustres de l'histoire s'appelaient Johann Strauss, Joseph Haydn, Gustav Mahler ou Franz Schubert, sans même évoquer un certain Wolfgang Amadeus M. Et c'est là que la comparaison est terrible : sans démériter dans un genre terriblement mineur, la lauréate de l'Eurovision 2014 se situe à des années lumières de ses glorieux prédécesseurs. Et comme son statut d'icône gay ne doit pas non plus nous faire fermer les yeux (ni, surtout, les oreilles) sur tout, on est obligé de reconnaître que musicalement, Rise like phoenix, ça ne vole pas très haut...