Affichage des articles dont le libellé est espace. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est espace. Afficher tous les articles

lundi 9 juin 2014

Perdus dans l'espace 2 : L'homme et l'homme - Solaris (Tarkovski, 1972)


[ceci est le deuxième volet d’une série de quatre articles traitant plus ou moins librement de la représentation de l’homme dans l’espace au cinéma – le premier est disponible ici, le troisième et le quatrième est en cours d'écriture]

Le Dr Kelvin.

Beaucoup de gens ont leur film préféré. Certains, parmi eux (une part non négligeable, bien que volontairement discrète, presque honteuse), ont leur top 5, voire leur top 10 (leur top 100, pour les plus extrémistes). Ces gens sont à la recherche de certitudes, ils sont attachés à l’idée de hiérarchie, ils aiment l’ordre ; on imagine leur affolement quand, sans qu’il ne l’aient prévu, déboule un film inattendu, qui dès les premières secondes de son premier visionnage s’impose comme un prétendant sérieux aux premières places du classement, voire même au Trône.

C’est ce qui m’est arrivé. Bien que je n’ai jamais poussé jusqu’au top 100, j’ai eu un certain nombre de tops 10 (j’en ai même un par décennie, ce qui fera peut-être plus tard l’objet d’un, voire de plusieurs articles). Péchant par jeunesse, par arrogance, je pensais mon classement indéboulonnable, je pensais avoir vu tout ce qu’il fallait voir, je pensais que je n‘apprendrais plus rien. 

Et, un soir, j'ai découvert Solaris. Le contexte était particulier : c’était une sortie ciné qui avait pour but de distraire deux types particulièrement mal en point, l’un en pleine rupture, l’autre qui venait de rater d’un demi-chouia le concours le plus difficile de France, en y ayant cru jusqu’au bout. Vu qu’il fallait changer les idées de ces deux estropiés (qui, bien que ne se connaissant presque pas, avaient, étrange hasard, tous les deux leur soirée réservée avec moi cette fois-là), je m’étais dit qu’il allait falloir taper dans le ciné haut de gamme. J’avais jeté un coup d'oeil rapide sur les sorties (c’était en avril 2013, il n’y avait rien de mirobolant), avant de me rabattre rapidement sur les cinémas du quartier latin, ceux qui repassent tout le temps des classiques, et j’avais vu que la Filmothèque du Quartier Latin donnait Solaris.

De Solaris, je ne savais pas grand-chose. Je savais que c’était un film d’Andreï Tarkovski, le mec qui avait réalisé Andreï Roublev, un film que j’adore par dessus tout, l'un des trois ou quatre films qui ont eu la plus grande influence sur mon rapport au cinéma. Je savais aussi qu’il y avait eu un remake signé Soderbergh il y a une dizaine d’années, avec George Clooney, qui avait reçu un accueil assez mitigé. Je savais encore que c’était un film de science-fiction russe des années 70, précédé un peu partout de la réputation (flatteuse ou non) de réponse soviétique à 2001, l’Odyssée de l’espace. Je savais enfin que ça risquait fort d’être austère, aride, même, mais que ça serait sûrement vachement intelligent. Et c’était à peu près tout.

Quand le film a commencé, la salle était pleine à craquer (j’avais obtenu une place au premier rang, sur la gauche, l’avant-dernier siège sur la gauche, à côté de la place réservée à l’universitaire qui devait animer le débat prévu après le film et auquel je n'ai pas pu parce qu’après avoir vu Solaris, je n’avais envie que d’une bière et d’une clope). Très vite, j’ai compris qu’il se passait quelque chose.

La plus belle maison, sur la plus belle planète...

Solaris n’est pas un film de science-fiction comme les autres. Solaris commence sur terre, mais pas dans une mégalopole ultra-moderne, ni dans un désert post-apocalyptique. Solaris commence en pleine campagne. Il y a une maison, au milieu de la nature, et c’est la plus belle maison dans la pleine belle nature du monde. Car sous ses dehors de « film de SF qui se passe dans l’espace », Solaris se pose d’abord comme tel : comme un hymne à notre de planète, un chant de la Terre à la puissance mahlerienne.

Ensuite arrive l’argument de science-fiction. Ceux que l’on a identifié comme les protagonistes (surtout l’un, en fait), regardent une cassette vidéo de vingt-cinq minutes, ou presque, en noir et blanc (alors que le reste du film est en couleur), oùo il est question de l'audition d'un astronaute par une commission d'enquête, suite à une vol qui aurait connu un incident. On comprend un peu mieux les enjeux, mais l’accent est mis sur le ressenti des personnages – l’un d’entre eux est à la fois présent parmi les acteurs de la cassette et parmi les spectateurs qui la regardent, et le face-à-face avec cette image de lui-même le trouble au plus haut point.

Il paraît que lorsque, préparant Solaris, Tarkovski a vu 2001, il a dit « mouais, pas mal », et qu’il a immédiatement regretté que Kubrick se soit trop intéressé à la machine par rapport à l’humain. Car Tarkovski, lui, à travers le prisme de la science-fiction, ne s’intéresse qu’à l’homme. Envoyé dans le cosmos, dans une station spatiale en compagnie de deux autres scientifiques (le troisième qui les accompagnait s’est suicidé), le héros du film, le docteur Kelvin, constate très vite que comme chez Sartre, l’enfer, c’est les autres : ses deux camarades de vols semblent avoir sombré chacun dans une forme de folie très différente, mais virulente. Et, bien sûr, le docteur Kelvin en tarde pas à se faire happer à son tour. Dans Solaris, Tarkovski profite du huis-clos galactique pour mettre l’homme (en l’occurrence Kelvin) face à l’homme (en l’occurrence d’abord face à son impossibilité à communiquer avec ses compagnons d’expédition, puis face à lui-même, face à ses souvenirs, face à la nostalgie de la terre, à la nostalgie de la femme, à celle de sa jeunesse).

Pénurie de lingettes Skip sur la station.

L’étude des possibilités commerciales ou technologique de la planète Solaris, qui motive l’expédition que rejoint Kelvin, n’est jamais vraiment abordée : Tarkovski nous parle de ses effets sur le psychisme humain, de son pouvoir de fascination. Et dès son arrivée en orbite, Kelvin est confronté au pire : sa femme (qui, on le comprend assez vite, est morte depuis plusieurs années) apparaît à ses côtés, aimante, comme si rien ne s’était passé, et Kelvin se retrouve face au spectre de sa folie, face à sa certitude que la femme qu’il a en face de lui n’est pas la sienne, mais une copie, et face au bonheur qu’il éprouve à s’abandonner au regard (et dans les bras) de cette image de l’être aimé et perdu – où comment 2001 rencontre Vertigo

L’argument de science-fiction est à moitié éludé au fur et à mesure du récit – je n’ai pas lu le roman de Stanislas Lem dont est tiré le film, peut-être est-il moins avare en explications. L’espace devient un théâtre, où se joue une tragédie, et à l’archaïsme de la tragédie répond l’hypermodernité du lieu où elle éclate. Il y a la fumée, les tuyaux, les couloirs, et tout est beaucoup moins propre que dans 2001, mais l’abstraction qui en naît est aussi forte : pas un seul moment on ne doute qu’on est dans une navette, simplement la navette elle-même respire la fin du monde. C’est l’enfer (et cet enfer contraste avec l’idée du paradis terrestre évoqué par l’ouverture du film, où même la pluie semble une bénédiction). Mais de cet enfer naît des moments sublimes : ceux, évidemment, de la tentation.

L'Île de la tentation...

Par rapport à 2001, si Solaris est un film infiniment plus tourné vers l’homme, c’est également par qu’il admet l’existence de l’homme en tant que corps dans l’espace. Les trois naufragés de la station, dans Solaris, sont trois corps (il y a Snaut, petit, chétif et maladif, il y a Sartorius, plus grand, plus trappu mais boiteux, blond à lunettes, et il y a Kelvin, lourd, presque animal, tout empreint de pesanteur), et face à eux, il y a le corps rêvé de la femme. Dans 2001, les astronautes sont affûtés, ils sont grands, musclés, de parfaits WASP, ils sont assortis à leurs scaphandres de robots – ils sont déshumanisés. Leur corps n’intéresse pas Kubrick, qui préfère se servir des possibilités de l’apesanteur (et du corps privé de gravité) de manière ironique (les hôtesses dans les vaisseaux) ou dramatiques (un astronaute doit réparer une partie du vaisseau, il est en apesanteur, c’est plus compliqué, paf paf paf c’est mécanique). Pas Tarkovski. Quand Tarkovski utilise l’apesanteur, il est lyrique, mélancolique, et d’une infinie douceur.

C’est la plus belle séquence de l’histoire du cinéma. Il n’y a rien au-dessus. Si vous trouvez quelque chose de plus fort, signalez-le-moi. La séquence en apesanteur de Solaris. C’est annoncé, on nous dit qu’il va y avoir de l’apesanteur, on s’en fiche un peu (à vrai dire, le film est jusqu’alors si passionnant qu’on a autre chose à foutre), et puis, sur fond de Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ de Bach, le couple improbable formé par Kelvin et le fantôme malade de son épouse lévite, dans une danse immobile, flottant dans le salon XIXème d’une navette spatiale perdue dans le cosmos. Quand c’est arrivé, la première fois, dans ce cinéma du quartier latin, ma bouche s’est ouverte toute seule. Lentement. Longtemps. J’avais les dents serrées, au début, en raison de l’atmosphère crispante de certaines scènes du film (je le vivais intensément). Et petit à petit, au fur et à mesure des trente secondes, peut-être quarante, que compte cette courte scène, ma mâchoire inférieure s’est baissée, imperceptiblement d’abord, puis de plus en plus largement : à la fin, croyez-le ou non, mais j’avais la bouche grande ouverte. C’est évidemment la seule fois que cela m’est arrivé au cinéma, et cette réaction spontanée (la mienne) suffit à ce que rien au monde ne puisse se comparer avec la séquence en apesanteur de Solaris.

Le film, en lui-même, je le place très très haut dans mon Panthéon personnel – à vrai dire, s’il n’est que deuxième, ce n’est que parce que les Parrain s’y sont mis à trois pour conserver leur couronne. Et cette séquence, encore plus : ce sont des moments comme celui-ci, des moments de souveraine beauté, de contemplation du sublime (et d’un sublime très simple, absolument pas ampoulé) qui font la liqueur du cinéma. C’est l’image qui reste, dans Solaris. Il y en a d’autre, bien sûr : la pluie, sur terre. Le trajet en voiture, interminable confrontation avec la modernité qui sert de décollage vers l’espace. Les visions de la planète Solaris et de ses sortes de tentacules. La peinture de Brueghel. Le moite labyrinthe de tôle ondulée grossièrement peinte que constitue le vaisseau. Et cette séquence en apesanteur, donc : la séquence de la tentation.

On le sait, on le comprend dès le début : il ne faut pas que le docteur Kelvin cède aux soupirs de ses souvenirs, il ne faut pas qu’il se laisse embobiner par le fantôme de sa femme. Mais comme lui, petit à petit, on se fait plus indécis. Comme lui, on tergiverse. On est confronté à sa liberté, et à ses tentations, on vit un dilemme. On a parlé de tragédie, plus haut, et en effet, les racines sont grecques : et jusqu’au bout, Kelvin semble ne pas choisir, entre être un Ulysse attaché au mat du navire pour écouter les Sirènes sans se jeter à l’eau pour les rejoindre, et être un Orphée prêt à tout pour arracher Eurydice des griffes de la mort. 

L'océan de Solaris.

Alors qu’on lui donne l’hyperespace, le tout-technologique, peut-être Dieu ou au moins les extra-terrestres, Tarkovski en revient donc à la mythologie grecque, à l’Odyssée (celle d'Homère), aux Argonautes : parce que ce qu’il l’intéresse, où qu’il soit, c’est l’homme, et que sur l’homme, tout, ou presque, a été dit dès les Grecs, qu’on en revient toujours à eux, et que quiconque le nie passe pour un mauvais coucheur. Tarkovski exporte les plus vieux combats, les démons ancestraux du genre humain dans un cadre ultra-galactique. Il touche à la grâce.


vendredi 30 mai 2014

Perdus dans l’espace 1 : L’homme et la machine – 2001 : l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968)

[ceci est le premier volet d’une série de quatre articles traitant plus ou moins librement de la représentation de l’homme dans l’espace au cinéma – le deuxième est disponible ici, le troisième et le dernier est en cours d'écriture]

Le Futur


J’ai récemment revu 2001 : l’Odyssée de l’espace, chez moi, avec un copain, après nous être goinfrés de pâtes bolognaise. C’était la troisième ou quatrième fois que je le voyais, je ne sais plus, en un peu moins de dix ans (je parle de 2001, pas de mon pote).

J’aime beaucoup mon DVD de 2001. C’est l’un des premiers que j’ai eu, à une époque où je n’avais encore que des cassettes VHS, c’était l’une de ces vieilles éditions aux boîtes en carton, et dans cette édition précise, Warner Bros collection Stanley Kubrick qui doit dater de 2002 ou 2003 (et non pas 2001, hélas), il y a un défaut de fabrication assez rare : une faute d’orthographe dans le titre du film, non sur la jaquette, heureusement, mais sur la tranche qui transforme l'Odyssée en Odysée, et c’est ce cas unique (ou rare, au moins) qui fait que je suis si attaché à mon DVD de 2001 – davantage, d’ailleurs, au DVD qu’au film : il doit s’agir d’un de mes deux ou trois DVD préférés, avec celui de Scarface et celui d’Ocean’s Eleven que j’ai prêté il y a huit ou neuf ans, je n’arrive plus à me souvenir à qui, et bien sûr, personne ne me le rend, alors que si je devais procéder à un classement de mes films préférés, 2001 figurerait certes en position confortable, mais hors du top ten, plutôt aux alentours de la 30ème place, quelque part entre Le Voleur de bicyclette et Le Bon, la Brute et le Truand, ce qui, en soi, n’est pas un mauvais classement, j’en conviens, mais bon nombre de cinéphiles plus ou moins avertis le placent volontiers plus haut, et je me sens coupable de ne pas les imiter.

 A l’intransigeante chapelle kubrickienne qui me somme de m’expliquer, je n’ai rien à dire. Rien, à part que j’adore 2001, mais qu’il y a des films que j’aime davantage encore. Rien que chez Kubrick, par exemple, je préfère Barry Lyndon. Il y a également Shining et Orange mécanique, que je mets volontiers au même niveau que 2001. Mais ça ne veut pas dire que je n’aime pas 2001. Bien au contraire.

En revoyant 2001, je n’ai pas pu m’empêcher d’admirer la puissance narrative de Kubrick. Pendant longtemps, il ne se passe rien, ou presque, les fausses-pistes se succèdent, et on est littéralement scotché. Ça commence dès l’écran noir du début, sur fond de Zarathoustra. Il n’y a pas d’image, rien que de la musique, et on n’ose pas bouger. Ensuite, les singes. Pas de dialogue, un pastiche de documentaire animalier, la musique, le monolithe, et puis les singes découvrent l’outil, s’en servent pour créer des armes, et paf, raccord sur un vaisseau spatial avec une valse viennoise en bande-son, et une première histoire mettant en scène des scientifiques, sur la lune, une histoire obscure.



Ce ne sera pas encore la bonne histoire, puisqu’il y aura ensuite la séquence des astronautes aux prises avec Hal, leur ordinateur dépressif, puis encore le trip mystique de la fin. A chaque fois, et de façon croissante, le spectateur est pris aux tripes, alors même qu’il est baladé d’histoire en histoire et que jusqu’il faut attendre la fin pour comprendre là où Kubrick veut en venir. Dans le fameux trip psychédélique final, on pourrait lâcher, on pourrait se dire que ça commence à bien faire, que Kubrick dépasse les bornes. Mais non, on est pris, on est totalement pris : on l’est même de plus en plus, et le paradoxe, c’est que le film est impossible à raconter, et que sa cohérence n’apparaît qu’à la fin.

"Maurice, tu pousses le bouchon un peu trop loin."

C’est cela qui est le plus surprenant, dans 2001 : l’impression d’évidence créée par la juxtaposition de segments n’ayant rien d’autre en commun que l’irruption d’un monolithe noir. Se créé, entre le réalisateur et le spectateur, un pacte qui fait que le premier a le droit d’emmener le second où il veut, absolument partout où il veut, et ce pacte n’est jamais rompu, et le spectateur se laisse conduire, émerveillé.

On connait le legs de 2001 : c’est un amas d’images que personne n’avait jamais filmées, et qui ont toutes eu le temps de devenir des clichés. Personne n’avait jamais filmé d’hommes préhistoriques. Personne n’avait jamais filmé de vaisseau spatial. Personne n’avait jamais filmé de trip psychédélique. Kubrick a été le premier, et il a été massivement copié. 2001 fait partie de ces films où quasiment chaque plan a été l’objet d’un pastiche, d’un plagiat ou d’une parodie, ou des trois à la fois. Mais il n’est pas affaibli par tous ces emprunts, qui pourraient lui donner un air daté ou vaguement nanardeux. Au contraire, il sort vainqueur de la comparaison avec à peu près tous ses héritiers.

A cause de quoi ? D’abord, il y a l’image. Je n’ai jamais eu l’occasion de voir 2001 au cinéma, mais la dernière fois que je l’ai revu, après la bolognaise, c’était sur une télé beaucoup plus grande que les fois précédentes, et j’ai pu apprécier le changement. J’imagine que sur un écran de cinéma, le chef d’œuvre est encore plus écrasant. L’image est absolument incroyable, qu’il s’agisse des scènes de la vallée du Rift, de celles dans l’espace ou du trip final. Chaque nouveau plan fait presque l’effet d’une claque, et les effets spéciaux n’ont absolument pas vieilli : on croit aux vaisseaux spatiaux, et leur architecture combinée au jeu avec la pesanteur permet à Kubrick des plans dont personne n’avait jamais osé rêver (le footing sur 360°, la roue des hôtesses, la réparation…)

Il y a la musique, aussi. Personne aussi bien que Kubrick n’a su insérer de la musique dans ses films. Il y a Haendel et Schubert dans Barry Lyndon, Beethoven dans Orange Mécanique. Et les deux Strauss dans 2001. Un vaisseau spatial sur fond de Beau Danube bleu : l’association est géniale, entre le modernisme de fiction de la conquête de l’espace et le charme daté des valses viennoises, entre l’image et le son, qui identifie la technologie au raffinement – c’est Johann Strauss. Des hommes singes dans la savane en train de découvrir que s’ils se servent de leurs mains pour attraper des objets (au hasard, des os de tapir), l’objet peut devenir une arme : bande-son Zarathoustra, c’est l’autre Strauss, Richard, et c’est Nietzsche, aussi. C’est ça, 2001, également, c’est un grand barnum où l’on retrouve pêle-mêle la technologie de pointe, la préhistoire, le vide silencieux du cosmos, Nietzsche, le LSD, les extra-terrestres et la valse.

Enfin, il y a Hal, LE personnage charismatique du film. Les autres, des singes aux scientifiques, sont tous ternes, voire interchangeables. Les hommes-singes se ressemblent en tous points les uns les autres. Les scientifiques de la deuxième séquence sont tous filmés en plan suffisamment larges pour que la caméra n’insiste jamais sur leurs visages, qu’on oublie dès la séquence suivante. Les deux astronautes sont comme deux frères jumeaux, on ne sait rien d’eux, ou presque : on ne les voit qu’à travers le prisme de leur professionnalisme, immense. A leurs côtés, les compagnons plongés en hibernation sont une entité abstraite, dont le réveil n’est jamais évoqué. Reste Hal, qui figure souvent aux premières places des classements des plus grands méchants de l’histoire du cinéma, aux côtés de Dark Vador, d’Hannibal Lecter ou du Joker. On connaît l’adage d’Hitchcock : « plus le méchant est réussi, plus le film sera bon ». Et Hal est un méchant très réussi.

IBM

2001 a été tourné en 1965 et 1966, c’est-à-dire quelques années avant que l’homme ne pose le pied sur la lune. Après avoir d’abord semblé prophétique, le film s’est avéré trop optimiste quant aux justes délais de la conquête spatiale, et est devenu uchronique depuis que la date qui constitue son titre est passée. Mais s’il est un point sur lequel il a indéniablement été précurseur, c’est sur le rôle de l’ordinateur. Là où beaucoup de films mettant en scène des machines ou des robots se sont efforcé de leur donner une apparence humanoïde, Kubrick en est resté à la forme la plus primaire de machine pensante : l’ordinateur. Et il y a fort à parier que les robots de demain ressembleront davantage à Hal qu’à Terminator : l’ordinateur central, qui gère tout le vaisseau (et qui, pour nous, gèrera la maison, programmera le four, le chauffage, nous réveillera le matin, obéira à la moindre de nos demandes, nous écoutera et nous répondra).

On ne comprend pas tout de suite que Hal est le méchant du film. Au début, on a même un peu envie de se moquer de lui, avec son accent So british et son phrasé maniéré – et puis, quand même, ce n’est qu’un point rouge dans une sorte de cadre, ça ne peut pas être un vrai personnage. On se dit qu’il ne compte pas, puisqu’il n’est pas humain – alors même que c’est lui qui accomplit le travail le plus considérable. Le drame éclate quand on saisit que Hal est lui-même conscient de cette situation, qu’il éprouve des émotions, qu’il est même en totale crise existentielle. Il n’a plus qu’à frapper : et ce sont alors ses réponses et surtout ses silences qui nous renseignent sur son état moral, jusqu’à sa pathétique agonie finale sur fond de diarrhée verbale, l’une des morts de méchants les plus poignantes de l’histoire du cinéma, alors même que tout le film semble froid et peu propice à l’empathie envers les personnages.

L'immortelle immensité de l'âme et son désir refoulé de toute-puissante, saisis en plein paradigme bilatéral.

Kubrick ne s’intéresse pas vraiment aux extra-terrestres, dont l’existence n’est attestée qu’environ aux deux tiers du film, sans qu’ils jouent par la suite un rôle déterminant – on le sent bien davantage pris par ce qu’ils révèlent chez nous. L’espace l’occupe un peu plus, mais principalement pour les effets de style qu’il permet : silence, lenteur, obscurité, infinie profondeur, contrastes, huis clos, esthétique tournant vers l’abstrait. Mais ce qui le passionne réellement, c’est la machine et les possibilités dramaturgiques qu’elle offre. Avant même l’apparition de Hal, dès ce fameux raccord déjà évoqué où l’os de tapir devenu une arme se transforme en vaisseau spatial, c’est la chose créée de main humaine qui est au centre des préoccupations de Kubrick, et il paraît entendu que la seule différence entre la première image et la seconde, c’est quatre millions d’années : au fond, une fusée et une massue, c’est pareil. Une fusée qui pense, par contre, c’est extraordinaire : c’est Hal. Et une massue qui pense ? La question n’est pas même esquissée, mais reste entière : est-ce que c’est l’os de tapir qui intime à l’homme-singe bouleversé par le monolithe de l’utiliser comme arme ?