jeudi 23 juillet 2015

La Loi de Murphy 5 : Harley Quinn ou le chef d'oeuvre inexistant.


Le Dahlia Blond.

Pour expliquer ce qui est peut-être la plus belle contribution culturelle de Brittany Murphy, il faut emprunter des chemins détournés. Il faut d’abord expliquer ce qu’est un mème. Un mème, c’est un phénomène internet participatif qui devient massif au point d’entrer dans l’histoire culturelle du média. Ces dernières années, on a pu ainsi assister à la naissance des Chuck Norris facts, qui, au moyen d’aphorismes ou de brèves anecdotes, tentent d’ironiser sur l’invulnérabilité supposée de l’acteur de la série Walker Texas Rangers (exemple : Un jour, au restaurant, Chuck Norris a commandé un steak, et le steak a obéi, ou bien Certaines personnes dorment avec un pyjama Superman, Superman dort avec un pyjama Chuck Norris) ou bien à la propagation de montage parodiques associant le Hitler du film La Chute à divers autres images en y ajoutant des sous-titres fantaisistes pour montrer le Führer rageant contre les scénaristes de Game of Thrones ou remontant les bretelles à Dominique Strauss-Kahn.

Il faut ensuite faire un brin d’histoire de la bande dessinée américaine et expliquer qui est le personnage d’Harley Quinn. Il s’agit d’une psychanalyste blonde et avenante qui travaille dans une clinique de Gotham City, la ville fictive où se déroulent les aventures de Batman. Dans le cadre de son travail, elle fait la connaissance du Joker, l’ennemi public numéro, psychopathe, génie du mal et principal adversaire du Chevalier Noir. Tombée folle amoureuse de son patient, Harley Quinn va alors totalement péter un plomb et basculer du côté obscur de la force pour devenir une sorte de bras droit sexy du Joker, avec lequel elle entretient une histoire tumultueuse. Introduite pour la première fois dans l’univers de la saga lors de l’adaptation en série animée de 1992, elle gagne rapidement l’affection des fans, et s’impose, dès les années suivantes, comme une opposante récurrente à Batman, intégrant la bande dessinée peu de temps après.

Il faut enfin faire une petite explication des adaptations de Batman au cinéma. Après quelques essais kitchissimes dans les années 60 et 70, c’est en 1989 que sort le premier film digne de ce nom consacré à l’homme chauve-souris. Réalisé par Tim Burton, c’est un succès tant artistique que commercial. Trois ans plus tard, la Warner Bros commande une suite au réalisateur, qui en profite pour réaliser le meilleur film de superhéros de toute l’histoire du cinéma, apocalyptique, bouffon et gothique à la fois. Dans la foulée, deux autres volets voient le jour, cette fois sous la houlette de Joel Schumacher : deux abominables bouses où le kitsch le disputait au gênant, et qui manquèrent d'enterrer définitivement la saga. Mais en 2005, la décision fut prise de relancer la série depuis le début, sous la direction de Chrisopher Nolan, un jeune cinéaste qui venait de faire ses preuves en réalisant Memento, un thriller psychologique salué par la critique, et Insomnia, un polar à ambiance avec Al Pacino en flic fatigué. Le premier film de la nouvelle franchise, Batman Begins, qui présentait deux méchants emblématiques de la série (l’Epouvantail et Ra’s al Ghul), remporta un beau succès public, et, porté par quelques moments d’anthologie, fit figure d’estimable réussite artistique. Décision fut donc prise de réaliser une suite : c’est là que commence l’histoire de Brittany Murphy avec Harley Quinn.

Réalisé par une certaine Emma Died, et disponible sur deviantart.com, cette mine.
En effet, on apprend très vite, dès le casting du film, que le méchant principal de ce nouveau volet n’est autre que le Joker, sans doute l’adversaire le plus emblématique de Batman. Christopher Nolan, toujours aux manettes, annonce un peu plus tard avoir choisi le comédien Heath Ledger pour le rôle, ce qui laisse alors les fans assez sceptiques, Ledger ayant davantage une image de beau gosse qu’autre chose à l’époque, et étant de surcroît unanimement jugé trop jeune pour un rôle dans lequel il a la lourde tâche de succéder à l’immense Jack Nicholson, dont la prestation avait été unanimement acclamée au moment de la sortie du premier Tim Burton. Parmi ce qui agite également la Toile à l’époque, la question d’Harley Quinn : qui, pour épauler le Joker dans le rôle de sa maîtresse folle ? Au gré des sondages menés auprès des amateurs, deux noms se retrouvent régulièrement plébiscités : Kristen Bell, vue dans l’épatant Forgetting Sarah Marshall et les séries Veronica Mars et Heroes, et Brittany Murphy, qui semble à un tournant de sa carrière (un sale tournant, d’ailleurs : elle ne tournera pratiquement plus rien de notable par la suite). Mais Christopher Nolan coupe vite court aux rumeurs : il n’est absolument pas intéressé par le personnage d’Harley Quinn et ne la fera pas figurer dans son film. Tout aurait pu s’arrêter là.

Sauf qu’en janvier 2008, Heath Ledger meurt brutalement, succombant à une intoxication liée à une surconsommation de médicaments. L’émotion est immense à Hollywood : le jeune homme n’avait que vingt-huit ans, et semblait destiné à une jolie carrière (il avait déjà tourné, notamment, avec Ang Lee, Terry Gilliam et Todd Haynes). Quelques mois plus tard, lorsque le deuxième Batman sort au cinéma, nouvelle onde de choc : non seulement le film est sensationnel de noirceur, d’urbanité et de précision, mais en plus le défunt y réalise une performance absolument monstrueuse, méconnaissable de bout en bout, massif, inquiétant et tout simplement dingue, qui lui fait s’attirer la gratification d’un Oscar du meilleur acteur dans un second rôle, fait rarissime non seulement pour une prestation dans un blockbuster mais surtout pour un rôle posthume.

Why so serious ?
Emerveillés, les internautes immortalisent la prestation de Ledger en Joker en réalisant de nombreuses images le mettant en scène, soit par le biais de dessins, soit par celui de photos retouchées. Certains, poussant plus loin l’audace, décident de représenter le personnage aux côtés de sa muse déjantée Harley Quinn, qu’ils représentent tout naturellement sous les traits de Brittany Murphy, celle-ci ayant été leur favorite pour le rôle, retouchant juste ses photos de façon à faire apparaître sur les traits de l’actrice le maquillage traditionnellement associé au personnage. Poussant plus loin l’audace, d’autres réalisent même des montages vidéos mettant en scène le Joker de Ledger entrecoupé d’image de films de Brittany Murphy, des trucages laissant imaginer qu’il s’agit d’un seul et même film qui pourrait être la suite que Christopher Nolan pressentait lorsqu’il réalisait The Dark Knight, le deuxième volet de sa trilogie consacrée à Batman : ni plus ni moins que le procès du Joker, qui aurait vraisemblablement ouvert des pistes quant à ses réseaux et à sa vie privée, offrant ainsi une nouvelle opportunité au personnage d’Harley Quinn de se voir transposer sur le grand écran. Souvent présentés sous la forme de petits clips et principalement axés sur la romance entre les deux personnages, ces petits films sont aujourd’hui bouleversants de prémonition dramatique : on peut les regarder ici, ou encore (j'ai un faible pour ce dernier).

En effet, un peu moins de deux ans après Heath Ledger, ce fut au tour de Brittany Murphy de trouver la mort, elle aussi vraisemblablement suite à de mauvais dosages médicamenteux. Etait-ce un signe avant-coureur pour elle que de se voir associée dans l’imaginaire collectif à une étoile filante au destin aussi funeste que Ledger ? On ne saura jamais, mais sa mort marque un nouveau jalon dans l’histoire du mème Harley Quinn : désormais associés pour l’éternité dans leurs destins tragiques, les deux comédiens se figent comme les amants terribles du cinéma inexistant, les Bonnie and Clyde de Gotham City, l’un des grands couples qu’on ne verra jamais vraiment à l’écran, dans un projet qui ne verra pas le jour, celui d’un film centré sur le procès du Joker et sa passion dévorante avec sa psy, un film où, comme dans les meilleurs Batman, le justicier masqué apparaîtrait au second plan. Heath Ledger est le Joker et Brittany Murphy est Harley Quinn, c’est indiscutable et indiscuté, et les montages photos et vidéos les mettant en scène continuent à fleurir ici et là, massivement sur youtube et sur le site de détournement d’images et de partage de dessins Deviantart : le mème est à son apogée.

Des regards qui en disent long, sans vraiment le dire.
En regardant ces images et ces petits films, le regret est immense : Brittany Murphy n’aura jamais l’occasion de le jouer, mais il est évident qu’Harley Quinn est le rôle de sa vie, encore plus que Janis Joplin qu’elle aurait dû interpréter après une brillante audition dans ce qui se révèlera l’un des projets avortés les plus médiatiques du début des années 2000. Si elle avait pu jouer Harley Quinn, Brittany Murphy, qui avait profité de la tournée de promotion de Sin City pour crier son amour de la bande dessinée et particulièrement celle de Frank Miller (auteur également de 300 et d’un reboot de Batman acclamé), aurait sûrement changé de dimension, tant elle semble taillée pour le rôle : des extraits d’autres films alternés avec des images d’Heath Ledger suffisent à donner un aperçu plus qu’exhaustif de dont elle aurait été capable. Sa prédisposition à jouer les folles, les insolentes, les amoureuses et les paumées est exploitée au rythme de piochements dans sa filmographie (les films qui reviennent le plus sont Don’t Say a Word, exploité pour les scènes en hôpital, Uptown girls pour les séquences romantiques, The Dead Girl pour l’errance du personnage et Sin City pour sa sensualité provocante), et les prestations qu’elle offre dans chacune des scènes sélectionnées correspond à chaque fois parfaitement à l’ambiance créée par Heath Ledger dans les montages faits par les internautes. Mieux : l’alchimie entre les deux comédiens (qui n’ont pourtant joué ensemble dans aucun film) est évidente.

Mais la romance entre le Joker et Harley Quinn telle que rêvée par des milliers de fans ne verra jamais le jour. Ce n’est même pas un projet avorté comme le Megalopolis de Coppola ou L’Enfer de Clouzot, c’est un projet qui n’en a jamais été un, Christopher Nolan n’ayant jamais manifesté le vœu d’intégrer Harley à sa trilogie et Heath Ledger étant mort avant qu’on ait pu imaginer qu’il joue dans le troisième Batman. C’est donc une pure création fantasmatique d’internautes, ce qu’on appelle un fan-art (et qui a pu donner lieu à des fan-fictions), en même temps qu’un réel regret cinéphilie.

Comme pour conclure cette parenthèse créatrice et nostalgique, dans quelques mois sortira Suicide Squad. Ce film sera l’adaptation d’une bande dessinée de l’univers de DC Comics qui met en scène les méchants de plusieurs franchises de l’éditeur – Batman étant utilisé sur un autre projet (Batman contre Superman, tourné en même temps), il est absent de ce film. Parmi les méchants sélectionnés, le Joker et Harley Quinn, pour la première fois représentés à l’écran depuis les décès de leurs interprètes mythiques (Heath Ledger) ou présumés (Brittany Murphy), et dont le casting a été scruté à la loupe par tout ce qu’Internet compte de fans de bande dessinée : Jared Leto (vainqueur d’un Oscar pour son rôle de travesti dans Dallas Buyers Club et remarqué auparavant dans le drame Requiem for a Dream et le peplum Alexandre) et Margo Robbie (découverte par Martin Scorsese dans le Loup de Wall Street et auteur d’une entrée fracassante dans les classements machos des plus belles femmes du monde). Les premières photos qui ont filtré montrent une esthétique très éloignée des films de Christopher Nolan, et ôtent les deniers doutes à ce sujet : plutôt que de s’inscrire dans la lignée de l’univers proposé par Heath Ledger, les réalisateurs ont choisi d’éviter toute comparaison en empruntant une voie radicalement opposée. Tant mieux pour eux. Car ils ne se mesurent par à un film mais à un véritable mythe.

Le couple infernal de Gotham en train de faire feu sur les scénaristes de Suicide Squad.

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