mardi 17 novembre 2015

Autour de Beethoven : entretien avec Jean-Claude Henriot, pianiste

The Artist

Sorti en 2011 et produit par la firme polonaise Dux, son premier enregistrement solo consacré aux Variations Diabelli de Beethoven lui a valu une belle consécration critique. Quatre ans plus tard, le pianiste français Jean-Claude Henriot revient, avec un second opus à nouveau placé sous l’égide de Beethoven, mais articulé cette fois autour d’un programme plus varié : les Onze Bagatelles opus 119, la Fantaisie en sol mineur, l’Andante Favori, les 32 Variations en en ut mineur et les Six Bagatelles opus 126. C’est dans le cadre charmant de la terrasse de son appartement scéen, un café devant lui, qu’il a reçu l’Observatoire des Visions Périphériques, pour évoquer librement l’élaboration de ce dernier disque, son rapport à Beethoven, son parcours. Celui d’un fils d'instituteurs né en 1948 à Paris, Premier Prix de piano au CNSM de Paris puis soixante-huitard, inlassable interprète de Debussy et ancien membre du Quatuor Olivier Messiaen qui s’est produit aux quatre coins du monde et a enregistré sous la direction du compositeur ce qui fait figure de version de référence du Quatuor pour la fin du temps, collaborateur de l’Intercontemporain et de l’ensemble Aleph, et qui, il y a de cela quelques jours à peine, jouait le 3ème concerto de Beethoven, à Antony, devant une salle archi-comble. Soucieux de la précision de ses mots comme, en concert, il l’est de celle ses sons, ce lecteur assidu du journal L’Equipe n’en est pourtant pas avare d'explications, et donne ici de nombreuses clés pour mieux apprécier ses conceptions musicales. Verbatim express.

L’Obvisper : Merci de nous recevoir sur votre terrasse.
Jean-Claude Henriot : Ça c’est important, justement j’y pensais, je me disais ça peut être bien d’établir un contexte et de commencer par situer l’environnement du personnage. J’habite à Sceaux depuis… J’allais dire depuis toujours. Je ne m’en suis jamais écarté depuis que j’ai huit ans et demi, j’y ai vécu dans trois maisons, mais toujours à proximité du merveilleux Parc de Sceaux qui m’a fasciné dès que je suis arrivé dans cette région-là.

« Tu joueras bien Beethoven quand tu auras soixante ans. »

Après un premier disque déjà consacré à Beethoven, pourquoi ne pas vous être aventuré vers d’autres influences ?
La question se posait effectivement. En fait, je ne sais pas si j’ai été programmé très jeune pour jouer Beethoven, il y avait dans la famille une espèce d’admiration plus ou moins abstraite du personnage de Beethoven et de sa musique, plus ou moins artificielle, mais toujours est-il que j’ai grandi et ai été élevé dans le culte de ce personnage, si bien qu’avant même de connaître sa musique, le nom de Beethoven était quelque chose de familier et de révéré dans la famille, et j’ai dû m’approprier cette fascination qui a progressivement infusé. On m’a aussi frotté aux grandes œuvres de Beethoven trop jeune par rapport à la maturité qu’elles demandent, mais j’avais un professeur qui m’a dit « de toute façon, c’est pas grave, il faut commencer maintenant et tu  joueras bien Beethoven quand tu auras soixante ans. » Peut-être que c‘est resté au fond de moi, je me suis peut-être interdit de publier quoi que ce soit sur Beethoven avant cet âge-là, et quand l’âge est arrivé, je me suis dit « maintenant c’est le moment ». Mais je ne suis pas resté sans rien faire pendant tout ce laps de temps, j’ai joué Beethoven pendant toute ma carrière et ma vie de musicien, les sonates mais surtout toute la musique de chambre, quelques concertos aussi. Et donc, je n’en avais pas terminé avec Beethoven. Quand j’ai enregistré les variations Diabelli, le dernier sommet absolu de Beethoven, je me suis posé la question, et je me suis dit que je n’avais pas fini ce que j’avais envie de dire au sujet de Beethoven. Maintenant non plus, d’ailleurs… Donc, j’ai choisi d’explorer des zones un peu moins connues, un peu moins enregistrées, un peu moins chef d’oeuvre que les Diabelli.

Justement, après les Diabelli, vous continuez à ignorer les œuvres pour piano les plus célèbres de Beethoven. Faire connaître le « Ludwig underground » vous tient à cœur ?
Oui, parce que pour moi, ce qui préside à l’élaboration du programme de ce CD, c’est de présenter plusieurs aspects qui se tiennent et ont un rapport évident avec à la fois le contenu du premier CD et avec des aspects qui m’intéressent beaucoup chez Beethoven.

C’est un approfondissement du premier disque ?
Un élargissement, plutôt. Et une confirmation de mon intérêt pour le Beethoven tardif mis en relation avec des œuvres parfois antérieures, et qui sont plus la marque et la matérialisation d’aspects différents que le tout dernier Beethoven et son univers.

Après un premier disque consacré à une seule œuvre, le programme est cette fois plus composite. Comment l’avez-vous décidé ?
Par accumulation, par juxtaposition, par centres d’intérêts. Evidemment, je souhaitais jouer des œuvres de la fin, les dernières œuvres de Beethoven, puisque c’est un Beethoven tardif qui m’avait (entre guillemets) révélé, avec les Diabelli. Je veux parler des Bagatelles opus 126, qui sont la dernière œuvre significative qu’ait écrit Beethoven pour piano, avec un univers qui se situe dans la continuité d’un certain nombre des Variations sur une valse de Diabelli. J’ai voulu aussi compléter les séries de Bagatelles en prenant les Bagatelles opus 119, qui sont nettement plus courtes et pour certaines composées bien avant, mais rassemblées par Beethoven suffisamment tardivement pour qu’elles héritent du numéro d’opus 119 – donc très proches des variations Diabelli. Ça, c’est l’aspect « carnet intime » de Beethoven, ce qu’on peut appeler aussi des feuillets d’album et qu’on appelle chez Schumann « Albumblätter », ce qui correspond aussi et peut-être d’une manière encore plus proche (malgré la différence chronologique) aux derniers opus de Brahms, cette espèce de journal intime. Et puis, j’ai souhaité montrer aussi, par rapport aux Diabelli, ce que Beethoven faisait quand il s’attaquait à un autre thème, donc les 32 Variations en ut mineur, qui n’ont pas du tout la même ampleur que les Diabelli, qui sont plus resserrées et font appel à un point de vue très différent. Dans les Diabelli, on a le temps de s’installer dans chacune des variations, et l’une derrière l’autre, on fabrique une grande arche, très vaste, sur une durée d’une heure. Là, de multiples aspects très variés, très différenciés et se succédant extrêmement rapidement pour une œuvre d’une durée de moins d’un quart d’heure sont comme des angles de vue cinématographiques extrêmement fugaces se renouvelant sans arrêt. Il y a pour moi un point de vue cinématographique évident, que j’aimerais partager avec le public. Enfin, deux œuvres, qui sont des œuvres de cœur et de curiosité. L’œuvre de cœur, c’est l’Andante Favori, parce que c’est une pièce absolument méconnue, que Beethoven lui-même adorait, paraît-il, donc c’est une sorte d’hommage à Beethoven jouant et aimant jouer sa musique, c’est une œuvre toute de tendresse avec, mis à part un tout petit moment, pas du tout les fracas qu’on imagine du Beethoven orchestral, c’est très intime. Enfin, la Fantaisie, qui met en valeur et nous rappelle le formidable improvisateur qu’était Beethoven. C’était une époque où les compositeurs improvisaient beaucoup, ce qui leur servait pour acquérir une notoriété dans les différents salons où ils se produisaient et c’était pour eux un outil, l’une des bases de leur composition. Evidemment, au point de vue composition, forme, pureté du contrepoint, ça ne servait pas à grand-chose, mais pour tout ce qui était traits pianistiques, enchaînements, là, c’est plus les habitudes de la main dont se souvenait Beethoven quand il écrivait.

« Il faut grandir les œuvres sans être grandiloquent. »

Quels ont été les plus grands défis d’interprétation ?
Il y a des enjeux multiples. Les enjeux sont classables dans plusieurs catégories. La première, c’est d’être en même temps curieux et respectueux de ce que le compositeur a écrit. C’est interroger des textes, interroger la potentialité de la musique, c’est chercher à restituer, tout en y trouvant son compte personnellement, bien sûr (c’est un échange à trois, entre le compositeur, sa partition et l’exécutant, où chacun doit trouver son compte, voire même à quatre parce qu’il y a le public). Autrement dit, il s’agit d’être absolument rigoureux, de chercher avec sa culture, son goût, son instinct et après sa réflexion à partir de l’instinct, d’aller chercher SA vérité dans chaque œuvre. On doit toujours essayer de grandir les œuvres. Il ne s’agit pas de faire des choses démesurées, mais de chercher à tirer toujours les œuvres vers le haut, un peu comme dans cette phrase d’André Gide qui m’a suivi toute ma vie : « il est  bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant ». Alors, il faut grandir les œuvres sans être grandiloquent. C’est une dimension intérieure, on est bien d’accord. Ça c’est une première chose. La deuxième chose, c’est d’éclairer le public, de l’éclairer et de ne jamais l’ennuyer, de lui donner à entendre de belles choses, d’espérer qu’il apprécie, et qu’il apprécie pour de bonnes raisons, pas pour des qualités de virtuosité ou de chic qui nous éloigneraient véritablement de l’œuvre elle-même.

Revenons à Beethoven…
(il coupe) Je n’en ai pas fini avec les enjeux ! Sur un plan plus particulier, l’élaboration d’une interprétation, et ça découle de ce que je viens de dire, c’est arriver à ménager la petite forme et la grande forme, autrement dit, l’intérêt seconde après seconde de ce qui se passe, avec la sensation que doit avoir l’auditeur d’une parfaite unité à l’intérieur de l’œuvre. Ça, c’est un vrai enjeu, qui commande toutes les masses sonores, tous les équilibres sonores, toutes les respirations de la musique, tout le toucher du pianiste.

Et cette unité à l’intérieur de l’œuvre, justement, quand on enregistre plusieurs œuvres différentes dans un même disque, comment la trouve-t-on ?
Alors le disque pris en lui-même, l’unité, il ne va pas forcément la trouver d’une œuvre à l’autre. On peut plus parler de parenté que d’unité – il y a effectivement une parenté, parce que les axes de l’interprète restent les mêmes, globalement, que c’est le même instrument, que c’est le même bonhomme qui est aux commandes et que son univers sonore est un univers beethovenien avant tout, et non un univers totalement renouvelé d’une œuvre à l’autre, il s’agit quand même d’œuvres proches, d’un même compositeur. Après, c’est à l’intérieur de chaque œuvre que je parle d’unité.

« Il y a un devoir moral pour les musiciens de faire vivre la musique d’aujourd’hui, qui sans nous ne serait rien. »

Vous vous êtes illustré, durant votre carrière, par votre attachement à Debussy, d’une part, et d’autre part par votre dévotion envers la musique contemporaine. Quelle place occupe Beethoven au milieu de tout ça ?
Je trouve très sain d’avoir plusieurs axes, qui correspondent pour moi à des besoins. Beethoven me nourrit, évidemment, mais je ne pourrais pas me nourrir du seul Beethoven. Il y a des zones dans ma personnalité musicale qui ont besoin de s’exprimer à travers la musique de Debussy, dont on pourrait imaginer qu’elle est l’antithèse absolue de Beethoven (ce qui n’est pas forcément vrai). Et puis, la musique contemporaine fait appel pour moi à plusieurs choses. D’abord, à un sens, un intérêt profond, pour ce qui se fait dans notre temps. L’intérêt pour les rencontres qu’elle suscite, avec des compositeurs, notamment, ce qui permet d’être au cœur de la création, au cœur des préoccupation d’un compositeur, ça permet d’explorer et de vivre les relations, étroites, qu’il peut y avoir entre un compositeur et son et ses interprètes. Il y a aussi, et je vais donner un propos très moral, un devoir, quand on est musicien, de faire vivre la musique d’aujourd’hui, qui sans nous ne serait rien. Si on veut donner une chance à cette musique de traverser les époques, d’aller au-delà de notre présent, il faut que des gens la jouent, la défendent et ce avec les mêmes qualités, les mêmes soins, la même ferveur et la même conscience professionnelle que s’il s’agissait du répertoire dit classico-romantique. Alors, ce que je peux rajouter aussi, c’est que la pratique de la musique contemporaine, et donc des relations avec les compositeurs, nous aide à penser que la musique de Beethoven fut une musique contemporaine, que quelque part, l’énergie qui s’en dégage, la force qui doit s’en dégager doit nous faire considérer cette musique comme encore d’actualité. C’est important, quand on est interprète, de se mettre aussi dans la peau du compositeur, ça nous aide à construire à partir de ce qu’on imagine qu’il a voulu (et qu’on connaît mieux quand on a une relation régulière et fidèle avec les compositeurs d’aujourd’hui). Parce que finalement, les préoccupations n’ont pas beaucoup changé.

Comment décririez-vous le travail que vous faîtes sur le son, le toucher ?
J’ai eu, durant mes années d’études, des professeurs d’une infinie patience pour lesquels la recherche du beau son faisait figure de principe cardinal de l’enseignement. Au fil du temps, c’est devenu une recherche du son vrai, du son vrai et du son vivant, c’est-à-dire du son qui laisse la place ou se met au service du discours. C’est ce qui a contribué à développer ma palette sonore et mon imagination sonore. C’est aussi ce qui fait que Beethoven m’attire autant que Debussy. Cette recherche de l’authenticité sonore et de la vérité d’une œuvre m’amène souvent, peut-être parce que je suis gaucher, à donner une place très importante à la partie grave et médium grave du piano, sans laquelle il est difficile d’accéder à une véritable profondeur d’interprétation. Ce qui m’intéresse aussi beaucoup, c’est l’équilibre (très différent, d’ailleurs, entre Beethoven et Debussy) entre attaque et résonance, entre consonne et voyelle. Cela renvoie à une qualité de toucher toujours adaptée, et à un usage de la pédale beaucoup plus discret chez Beethoven.

Steamer balançant ta mâture

Vous avez connu vos premières expériences d’enregistrement via la musique de chambre. En quoi enregistrer seul a-t-il modifié votre travail ?
Je serais tenté de dire que ça ne modifie pas, que ça déplace, mais qu’il s’agit de la même chose, c’est-à-dire qu’en fait, à chaque fois, c’est une ou des œuvres à défendre, à présenter, qui doivent nous ressembler, qui doivent se ressembler (à elles-mêmes, et non entre elles, bien sûr). La préparation est un peu différente, effectivement, parce que c’est une préparation solitaire, où on n’a pas les mêmes entraves ni les mêmes limites, dans la mesure où on est responsable de tout. Par contre, il y a aussi des limites, mais qu’on se fixe à soi-même, c’est-à-dire les choses qu’on s’interdit de faire, parce qu’elles ne sont pas adaptées, et ce même si certains de nos goûts pourraient nous y amener : ce n’est pas comme ça qu’on décide que finalement, ça doit être joué, interprété et présenté. C’est plus complexe en musique de chambre, où plusieurs points de vue doivent se confronter en amont, dans l’élaboration et le travail en commun. Mais une fois qu’on est à l’enregistrement, toutes ces choses-là sont derrière nous, et on enregistre de la même façon que quand on est seul.

Justement, l’enregistrement d’un disque est un long processus, qui va du choix des morceaux jusqu’au studio. Comment vous êtes-vous préparé ?
Une préparation à un enregistrement, c’est une période, plus ou moins longue selon les interprètes, de gestation pendant laquelle on élabore, on travaille, on met au point les idées qui nous guident, on prend la mesure de tout ça en présentant au public les œuvres lors de concerts. Puis, dans l’idéal, quand un certain nombre de concerts, après lesquels, à chaque fois, on met à plat son travail, fort des éléments nouveaux qui se font jour à chaque fois en concert (je ne veux pas parler des problèmes seulement pianistiques, mais des questions stylistiques qui s’avèrent impropres ou pas assez mûries), dans l’idéal, donc, au bout du chemin, on se dit « maintenant, je suis prêt à enregistrer ».

Après avoir enregistré les Diabelli, vous avez continué, pendant plusieurs années, à les donner en concert. Avez-vous constaté dans votre jeu une évolution post-enregistrement ?
Oui, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que la concentration que demande l’enregistrement, cette espèce de confrontation avec l’absolu, avec l’histoire, est telle qu’elle nous fait progresser, qu’elle fixe les choses complètement et nous fait aller encore plus loin qu’on pensait. On croyait avoir tout dit, on croyait avoir pensé à tout, et là, après l’enregistrement, on s’aperçoit qu’il n’en était rien et que c’est seulement maintenant qu’on commence à se sentir mûr et porteur de cette musique.

Que cela laisse-t-il présager pour ce nouveau répertoire ?
J’attends la suite des évènements. C’est encore trop récent pour que je puisse en juger, je n’ai pas encore rejoué ce programme. Quand je le reprendrai, à ce moment-là, peut-être de nouvelles choses vont émerger. J’attends. Vous savez, ce n’est pas par hasard ni pour des besoins seulement commerciaux que les grands monstres de l’instrument ont enregistré, par exemple, les sonates de Beethoven à plusieurs reprises dans leurs vies. C’est parce qu’ils sentaient qu’à chaque fois, on remet l‘ouvrage sur le métier, et on va plus loin. Et puis, on vit…  

L’accueil de votre disque précédent a été très positif. Comment appréhendez-vous la sortie de celui-ci ?
Là, nous pénétrons dans quelque chose de très intime, je ne sais pas si je dois livrer tout ça. C’est vrai qu’il y a l’idée qu’il n’y a jamais rien d’acquis, que l’histoire est à faire en permanence. On ne peut se reposer sur rien. Chaque disque est un évènement distinct. Simplement, il faut résister à des pressions extérieures, et ne surtout pas, tel Orphée, se retourner sur ce qu’on a fait et ce qui a pu être dit de ce qu’on a fait, au risque de détruire ce qui va être fait.

Et justement, quels sont vos projets pour un éventuel troisième opus ?
Je suis écartelé. D’un côté, il y a l’idée de continuer, encore, à creuser le sillon Beethoven. Je ne pense pas avoir ni le temps ni la constance pour enregistrer tout Beethoven, évidemment, mais il y a quelques sonates que j’aimerais enregistrer, en commençant par les dernières. Mais je suis aussi, d’un autre côté, très attiré par l’idée de sortir de cet univers, d’élargir ma palette, en réalisant enfin ce CD sur Debussy que je me promets de faire depuis quinze ans. Ou encore Schumann, qui me tient vraiment à cœur, dans un tout autre domaine, et qui me passionnerait.

Comment êtes-vous venu à la musique ? Et plus particulièrement au piano ?
Vous savez, c’est souvent des histoires familiales, des histoires d’enfance. La plupart du temps, car je ne suis pas un cas isolé, il n’y a pas vraiment de hasard. Certains sont issus de familles de musiciens professionnels, d’autres non – c’était mon cas. Mais il y a toujours dans l’entourage quelqu’un qui a fait de la musique, plus ou moins, qui est allé plus ou moins loin en musique tout en restant amateur, et qui vous met au piano, jeune, et qui commence l’aventure avec vous. Dans mon cas, c’était ma mère, qui jouait du piano. Elle jouait des œuvres déjà importantes mais n’est pas devenue professionnelle, et m’a accompagné dans mes premières années de piano. Ce n’est donc pas un hasard.

« Je suis très attaché à la réalité fugace, changeante, du spectacle vivant. »

Les musiciens ont parfois un rapport complexe à la musique. En écoutez-vous beaucoup ?
Oui, je crois que j’écoute pas mal de musique. Et je préfère de beaucoup le concert. Parmi mes amis musiciens professionnels, je fais partie de ceux qui vont le plus souvent au concert. Je préfère cette réalité-là à la musique qu’on peut entendre sur son ordinateur ou à la radio. Pour moi, ça répond à deux fonctions différentes. Il y a une trace qu’on veut laisser, c’est pourquoi on fait un CD, pour s’appuyer sur quelque chose de définitif. Et puis il y a la réalité fugace, changeante, toujours renouvelée, toujours imprévisible, du concert, du spectacle vivant, et ça, j’y suis extrêmement attaché.

Vous parliez, tout à l’heure, à propos des pianistes qui ont livré plusieurs interprétations des œuvres de Beethoven, de « grands monstres ». Avez-vous des monstres sacrés ?
Oui, des morts et des vivants. J’ai une admiration immense pour un certain nombre d’entre eux. Au-delà de cela, il y a des pianistes qui m’inspirent, qui, quelque part, évoluent dans le même monde que moi, ou du moins en ai-je l’impression. Dans les grands anciens, pour ce qui concerne Beethoven, je suis fasciné par Arthur Schnabel, principalement. Pour les pianistes contemporains, je ne manque pas un seul concert de Radu Lupu quand il passe à Paris.

Des maîtres ?
Il se trouve que j’ai été formé au conservatoire de Paris par une femme qui avait voué sa vie en grande partie à Beethoven. Cette femme, qui avait fait une belle carrière et avait même joué avec Furtwängler et le Philharmonique de Berlin, s’appelait Yvonne Lefébure. Je lui dois cette attirance pour le Beethoven tardif. C’est ce qu’elle m’inculqué, c’est ce qu’elle m’a transmis. C’est aussi elle qui m’a amené à aller écouter les derniers quatuors de Beethoven interprétés par les grands quatuors constitués, en particulier le quatuor Amadeus et le quatuor Végh, et qui m’a amené à voir le rapport évident, puisqu’il s’agit des derniers quatuors, avec les dernières œuvres pour piano, et à jouer moi-même comme si j’étais un quatuor à cordes.

Avec plus de quarante ans de métier derrière vous, votre rapport à la musique a nécessairement dû évoluer. Qu’en direz-vous ?
Jusqu’au dernier souffle, il faut tenter de se rappeler et de faire survivre l’enfant qui est en soi. A savoir ce qui est le plus précieux, pour moi, au-delà de l’énergie, c’est la capacité d‘émerveillement. Rester avec cette capacité d’émerveillement jusqu’au bout, c’est ça, précisément, qui donne de l’énergie, qui nous fait avancer, qui nous fait renouveler en permanence notre rapport à la musique. Je n’ai ainsi pas l’impression d’avoir changé. J’ai sans doute vieilli, j’ai sans doute mûri, mais ça, c’est ce qui est le garant de la poursuite de l’aventure.

« Dans une autre vie, je jouerai du quatuor à cordes. Les quatre en même temps. »

Continuez-vous toujours à faire des découvertes parmi le répertoire ?
Oui, évidemment. On fait des découvertes parce que le répertoire de piano est pratiquement inépuisable. Même quelqu’un comme Sviatoslav Richter n’a pas joué en concert la totalité des œuvres écrites pour piano, loin s’en faut. On est donc en permanence avec l’idée qu’on ne jouera jamais tout, qu’il y a les œuvres qu’on enregistre, celles qu’on joue en concert, celles qu’on travaille pour soi, celles qu’on fait travailler quand on est soi-même enseignant, et c’est mon cas, et celles qu’on déchiffre quand on la chance de déchiffrer correctement, et ça nous permet de répondre à notre besoin de découverte, à notre sens de la curiosité, et c’est ce qui nous donne, de temps en temps, de nouvelles idées sur des œuvres qu’on voudrait noter, avec quelques coups de cœurs.

Vous avez récemment pris votre retraite d’enseignant. Quelles en sont les conséquences pour votre carrière d’instrumentiste ?
Directement, je dirais que j’ai un peu plus de temps pour mener à bien les projets qui me tiennent à cœur. Ceci étant, je ne vois pas l’activité d’enseignant et celle d’interprète comme antinomiques. Il y a plutôt un prolongement. Quelques décalages et ajustements à effectuer, certes, pour précisément ne pas jouer comme un prof, mais de toutes façons, je crois que c’est important qu’un prof n’enseigne pas comme un prof. Etre enseignant, pour moi, c’est donner quelques clefs, quelques outils, pour que les gens suivent leur chemin plutôt qu’ils restituent soit une règle, une norme, soit jouent avec les idées du maître, du professeur ou de l’enseignant à la place du l’enseignant, qui est assez grand pour jouer lui-même et n’a nul besoin de déléguer ou d’avoir des clones.

Si vous n’aviez pas fait de piano, de quel instrument auriez-vous aimé jouer ?
J’ai souvent dit que dans une autre vie, je jouerais du quatuor à cordes. Attention, pas du violon, de l’alto ou violoncelle, non, mais les quatre en même temps. C’est ça qui m’intéresse.

Et si vous n’aviez pas été musicien ?
Je me suis posé la question dans ma jeunesse. Maintenant, je ne me la pose plus. Quand je faisais mes études musicales et qu’il s’est avéré que j’allais sans doute devenir professionnel, j’étais encore très jeune, et je sais qu’à cette époque-là, je voulais être chirurgien. C’est passé. Je crois plutôt, maintenant, et sans du tout savoir si j’en aurais eu les capacités, que j’aurais aimé chercher à m’exprimer par l’écriture.

Vous lisez beaucoup ?
J’essaye. Je n’ai pas toujours le temps ni la disponibilité. J’ai souvent dans la tête de la musique qui tourne, en permanence. Souvent, ça me comble et je n’ai besoin de rien d’autre, et donc je ne lis pas autant que je devrais, mais bien sûr, j’adore lire. Là encore, c’est tellement, vaste, on ne peut pas dire qu’on a tout lu. J’ai quelques auteurs qui me plaisent, et c’est aussi par période.

Quels auteurs ?
Depuis toujours, j’ai entretenu des rapports assez étroits avec Shakespeare – depuis mon adolescence. Et puis j’ai traversé des périodes où j’avais envie de lire tout ce qui concernait l’Oulipo. Je n’y suis pas arrivé, mais j’en ai lu quand même pas mal. Tchekhov et Barthes, aussi, ont compté. Et d’une manière un peu plus récente, même si ça remonte à une vingtaine d’années maintenant, j’apprécie énormément ce qu’a écrit Julien Gracq.

D’autres artistes encore ?
La peinture. Ma construction, c’est Cézanne, Matisse, De Staël, et très récemment, la découverte merveilleuse de Gerhard Richter, lors d’une rétrospective à Beaubourg. C’est un peintre extraordinaire.

Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement chez lui ?
Cet univers liquide, qui en fait un héritier des derniers Monet. Devant certaines toiles, je ne peux pas m’en détacher, j’ai la gorge serrée. Il faut être Proust pour arriver à démêler la cause de cette émotion. Le peintre Poliakoff disait qu’il travaillait une toile jusqu’à ce qu’elle soit muette. Peut-être que ce que je trouve dans ces très vastes toiles de Richter, c’est cette immensité qui se passe de mots. Il y a encore plein de gens que j’aurais pu citer, parce qu’ils sont fabuleux, comme Pollock, mais bon…

Jean-Claude Henriot convoitant discrètement la place de ses quatre camarades.

En dehors des arts, qu’est-ce qui remplit votre vie ?
Issu d’un milieu propice et me retrouvant, à vingt ans, dans les manifestations de mai 68, il s’en est suivi un désir d’avoir une pensée politique, même suivie d’engagement. J’en suis un peu éloigné à présent. Par ailleurs, des choses tout à fait frivoles, mais qui ont eu leur importance dans ma vie, dans ma construction et dans le chemin que j’avais à faire, m’intéressent beaucoup. D’abord, et ce n’est pas toujours très bien vu en France, j’ai un goût assez prononcé pour le sport, et ai pratiqué moi-même l’athlétisme quand j’étais adolescent. J’ai également été fasciné quelques années par les jeux de cartes, et évidemment le bridge, avec des compétitions que j’ai remportées. Et puis, sur un tout autre plan, je me suis intéressé au vin, à une époque – je veux plutôt parler d’œnologie que de beuveries, attention. J’ai été fasciné par la rencontre des arômes, des goûts, et tous les mots qu’on met sur ces goûts et ces arômes, toute cette littérature incroyable de poésie qui entoure la personnalité de chaque grand vin.


« Je me promets d’approfondir encore des relations très fortes avec certaines œuvres. »

On peut classer grossièrement les musiciens dans deux catégories : ceux qui sont très corporatistes et ne fréquentent que d’autres musiciens, et ceux qui, au contraire, s’éloignent de ce milieu dès qu’ils le peuvent. Où vous situez-vous ?
Puisque vous parlez de deux catégories, on pourrait même aller plus loin. Il y a les musiciens qui ont épousé une musicienne (et les musiciennes qui ont épousé un musicien), et ceux qui mettent un point d’honneur à vivre avec quelqu’un qui n’est pas musicien professionnel (NdlR : il fait partie de la première catégorie). Il me semble que ça caractérise un peu la profession. Moi, je fais partie du microcosme, mais c’est absolument nécessaire pour moi de fréquenter, de rencontrer et d’avoir des échanges, intellectuels ou festifs, avec des gens qui sont beaucoup plus éloignés de la musique, et même certains qui ne sont pas mélomanes, qui vont tout à coup éclairer d’autres zones de ma personnalité, d’autres centres d’intérêt, et je pense que ça me fait du bien.

Avez-vous un regret vis-à-vis de votre carrière ?
Ma position vis-à-vis de l’émerveillement et de la capacité d’émerveillement me fait réaliser que je suis plus un homme du présent et de l’avenir. Je n’ai pas du tout envie de regretter quoi que ce soit. Ce qui devait être a été et je me réjouis déjà de ce qui sera.

A contrario, avez-vous encore des rêves ?
Très modestement, et ce n’est pas un mot en l’air, j’ai l’envie de vivre encore des choses fortes grâce à la musique. Des relations très fortes avec certaines œuvres que je me promets d’approfondir encore ou que j’espère découvrir, et par ailleurs, d’essayer de rendre heureux un maximum de gens en écoutant la musique que je leur propose.

Justement, y a-t-il des gens dont le travail vous intéresse au point que vous auriez envie de collaborer avec eux ?
Je ne saurais pas répondre à cette question. Je dirais que j’ai surtout envie de faire des rencontres, avec des musiciens de n’importe quelle génération, parce que ça dépasse le clivage générationnel. Il s’agit plutôt de familles de musiciens, de gens avec lesquels je pense que je vais pouvoir m’entendre, faire une bonne équipe en musique de chambre, avec un axe commun, un goût qui va nous être commun et qui assurera l’unité de l’ensemble. Je parle de musiciens en musique de chambre comme éventuellement de chefs d’orchestre quand il s’agit de jouer un concerto. Au-delà de certains noms qui pourraient venir à l’esprit, c’est davantage des familles de musiciens.

Enfin, que souhaiteriez-vous dire à ceux qui s’apprêtent à écouter votre disque ?
(long silence) Je n’ai pas pensé à ça… Mais j’ai envie de leur dire « de grâce, à moins que ce que vous écoutez vous hérisse, de grâce, ne faîtes pas trente-six mille choses en même temps qu’écouter, faîtes comme si vous étiez au concert ».






1 commentaire:

  1. C'est ce qu'on a fait. Assis sur notre canapé, on a écouté et savouré ce dernier CD et on s'est régalé !

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