vendredi 30 mai 2014

Perdus dans l’espace 1 : L’homme et la machine – 2001 : l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968)

[ceci est le premier volet d’une série de quatre articles traitant plus ou moins librement de la représentation de l’homme dans l’espace au cinéma – le deuxième est disponible ici, le troisième et le dernier est en cours d'écriture]

Le Futur


J’ai récemment revu 2001 : l’Odyssée de l’espace, chez moi, avec un copain, après nous être goinfrés de pâtes bolognaise. C’était la troisième ou quatrième fois que je le voyais, je ne sais plus, en un peu moins de dix ans (je parle de 2001, pas de mon pote).

J’aime beaucoup mon DVD de 2001. C’est l’un des premiers que j’ai eu, à une époque où je n’avais encore que des cassettes VHS, c’était l’une de ces vieilles éditions aux boîtes en carton, et dans cette édition précise, Warner Bros collection Stanley Kubrick qui doit dater de 2002 ou 2003 (et non pas 2001, hélas), il y a un défaut de fabrication assez rare : une faute d’orthographe dans le titre du film, non sur la jaquette, heureusement, mais sur la tranche qui transforme l'Odyssée en Odysée, et c’est ce cas unique (ou rare, au moins) qui fait que je suis si attaché à mon DVD de 2001 – davantage, d’ailleurs, au DVD qu’au film : il doit s’agir d’un de mes deux ou trois DVD préférés, avec celui de Scarface et celui d’Ocean’s Eleven que j’ai prêté il y a huit ou neuf ans, je n’arrive plus à me souvenir à qui, et bien sûr, personne ne me le rend, alors que si je devais procéder à un classement de mes films préférés, 2001 figurerait certes en position confortable, mais hors du top ten, plutôt aux alentours de la 30ème place, quelque part entre Le Voleur de bicyclette et Le Bon, la Brute et le Truand, ce qui, en soi, n’est pas un mauvais classement, j’en conviens, mais bon nombre de cinéphiles plus ou moins avertis le placent volontiers plus haut, et je me sens coupable de ne pas les imiter.

 A l’intransigeante chapelle kubrickienne qui me somme de m’expliquer, je n’ai rien à dire. Rien, à part que j’adore 2001, mais qu’il y a des films que j’aime davantage encore. Rien que chez Kubrick, par exemple, je préfère Barry Lyndon. Il y a également Shining et Orange mécanique, que je mets volontiers au même niveau que 2001. Mais ça ne veut pas dire que je n’aime pas 2001. Bien au contraire.

En revoyant 2001, je n’ai pas pu m’empêcher d’admirer la puissance narrative de Kubrick. Pendant longtemps, il ne se passe rien, ou presque, les fausses-pistes se succèdent, et on est littéralement scotché. Ça commence dès l’écran noir du début, sur fond de Zarathoustra. Il n’y a pas d’image, rien que de la musique, et on n’ose pas bouger. Ensuite, les singes. Pas de dialogue, un pastiche de documentaire animalier, la musique, le monolithe, et puis les singes découvrent l’outil, s’en servent pour créer des armes, et paf, raccord sur un vaisseau spatial avec une valse viennoise en bande-son, et une première histoire mettant en scène des scientifiques, sur la lune, une histoire obscure.



Ce ne sera pas encore la bonne histoire, puisqu’il y aura ensuite la séquence des astronautes aux prises avec Hal, leur ordinateur dépressif, puis encore le trip mystique de la fin. A chaque fois, et de façon croissante, le spectateur est pris aux tripes, alors même qu’il est baladé d’histoire en histoire et que jusqu’il faut attendre la fin pour comprendre là où Kubrick veut en venir. Dans le fameux trip psychédélique final, on pourrait lâcher, on pourrait se dire que ça commence à bien faire, que Kubrick dépasse les bornes. Mais non, on est pris, on est totalement pris : on l’est même de plus en plus, et le paradoxe, c’est que le film est impossible à raconter, et que sa cohérence n’apparaît qu’à la fin.

"Maurice, tu pousses le bouchon un peu trop loin."

C’est cela qui est le plus surprenant, dans 2001 : l’impression d’évidence créée par la juxtaposition de segments n’ayant rien d’autre en commun que l’irruption d’un monolithe noir. Se créé, entre le réalisateur et le spectateur, un pacte qui fait que le premier a le droit d’emmener le second où il veut, absolument partout où il veut, et ce pacte n’est jamais rompu, et le spectateur se laisse conduire, émerveillé.

On connait le legs de 2001 : c’est un amas d’images que personne n’avait jamais filmées, et qui ont toutes eu le temps de devenir des clichés. Personne n’avait jamais filmé d’hommes préhistoriques. Personne n’avait jamais filmé de vaisseau spatial. Personne n’avait jamais filmé de trip psychédélique. Kubrick a été le premier, et il a été massivement copié. 2001 fait partie de ces films où quasiment chaque plan a été l’objet d’un pastiche, d’un plagiat ou d’une parodie, ou des trois à la fois. Mais il n’est pas affaibli par tous ces emprunts, qui pourraient lui donner un air daté ou vaguement nanardeux. Au contraire, il sort vainqueur de la comparaison avec à peu près tous ses héritiers.

A cause de quoi ? D’abord, il y a l’image. Je n’ai jamais eu l’occasion de voir 2001 au cinéma, mais la dernière fois que je l’ai revu, après la bolognaise, c’était sur une télé beaucoup plus grande que les fois précédentes, et j’ai pu apprécier le changement. J’imagine que sur un écran de cinéma, le chef d’œuvre est encore plus écrasant. L’image est absolument incroyable, qu’il s’agisse des scènes de la vallée du Rift, de celles dans l’espace ou du trip final. Chaque nouveau plan fait presque l’effet d’une claque, et les effets spéciaux n’ont absolument pas vieilli : on croit aux vaisseaux spatiaux, et leur architecture combinée au jeu avec la pesanteur permet à Kubrick des plans dont personne n’avait jamais osé rêver (le footing sur 360°, la roue des hôtesses, la réparation…)

Il y a la musique, aussi. Personne aussi bien que Kubrick n’a su insérer de la musique dans ses films. Il y a Haendel et Schubert dans Barry Lyndon, Beethoven dans Orange Mécanique. Et les deux Strauss dans 2001. Un vaisseau spatial sur fond de Beau Danube bleu : l’association est géniale, entre le modernisme de fiction de la conquête de l’espace et le charme daté des valses viennoises, entre l’image et le son, qui identifie la technologie au raffinement – c’est Johann Strauss. Des hommes singes dans la savane en train de découvrir que s’ils se servent de leurs mains pour attraper des objets (au hasard, des os de tapir), l’objet peut devenir une arme : bande-son Zarathoustra, c’est l’autre Strauss, Richard, et c’est Nietzsche, aussi. C’est ça, 2001, également, c’est un grand barnum où l’on retrouve pêle-mêle la technologie de pointe, la préhistoire, le vide silencieux du cosmos, Nietzsche, le LSD, les extra-terrestres et la valse.

Enfin, il y a Hal, LE personnage charismatique du film. Les autres, des singes aux scientifiques, sont tous ternes, voire interchangeables. Les hommes-singes se ressemblent en tous points les uns les autres. Les scientifiques de la deuxième séquence sont tous filmés en plan suffisamment larges pour que la caméra n’insiste jamais sur leurs visages, qu’on oublie dès la séquence suivante. Les deux astronautes sont comme deux frères jumeaux, on ne sait rien d’eux, ou presque : on ne les voit qu’à travers le prisme de leur professionnalisme, immense. A leurs côtés, les compagnons plongés en hibernation sont une entité abstraite, dont le réveil n’est jamais évoqué. Reste Hal, qui figure souvent aux premières places des classements des plus grands méchants de l’histoire du cinéma, aux côtés de Dark Vador, d’Hannibal Lecter ou du Joker. On connaît l’adage d’Hitchcock : « plus le méchant est réussi, plus le film sera bon ». Et Hal est un méchant très réussi.

IBM

2001 a été tourné en 1965 et 1966, c’est-à-dire quelques années avant que l’homme ne pose le pied sur la lune. Après avoir d’abord semblé prophétique, le film s’est avéré trop optimiste quant aux justes délais de la conquête spatiale, et est devenu uchronique depuis que la date qui constitue son titre est passée. Mais s’il est un point sur lequel il a indéniablement été précurseur, c’est sur le rôle de l’ordinateur. Là où beaucoup de films mettant en scène des machines ou des robots se sont efforcé de leur donner une apparence humanoïde, Kubrick en est resté à la forme la plus primaire de machine pensante : l’ordinateur. Et il y a fort à parier que les robots de demain ressembleront davantage à Hal qu’à Terminator : l’ordinateur central, qui gère tout le vaisseau (et qui, pour nous, gèrera la maison, programmera le four, le chauffage, nous réveillera le matin, obéira à la moindre de nos demandes, nous écoutera et nous répondra).

On ne comprend pas tout de suite que Hal est le méchant du film. Au début, on a même un peu envie de se moquer de lui, avec son accent So british et son phrasé maniéré – et puis, quand même, ce n’est qu’un point rouge dans une sorte de cadre, ça ne peut pas être un vrai personnage. On se dit qu’il ne compte pas, puisqu’il n’est pas humain – alors même que c’est lui qui accomplit le travail le plus considérable. Le drame éclate quand on saisit que Hal est lui-même conscient de cette situation, qu’il éprouve des émotions, qu’il est même en totale crise existentielle. Il n’a plus qu’à frapper : et ce sont alors ses réponses et surtout ses silences qui nous renseignent sur son état moral, jusqu’à sa pathétique agonie finale sur fond de diarrhée verbale, l’une des morts de méchants les plus poignantes de l’histoire du cinéma, alors même que tout le film semble froid et peu propice à l’empathie envers les personnages.

L'immortelle immensité de l'âme et son désir refoulé de toute-puissante, saisis en plein paradigme bilatéral.

Kubrick ne s’intéresse pas vraiment aux extra-terrestres, dont l’existence n’est attestée qu’environ aux deux tiers du film, sans qu’ils jouent par la suite un rôle déterminant – on le sent bien davantage pris par ce qu’ils révèlent chez nous. L’espace l’occupe un peu plus, mais principalement pour les effets de style qu’il permet : silence, lenteur, obscurité, infinie profondeur, contrastes, huis clos, esthétique tournant vers l’abstrait. Mais ce qui le passionne réellement, c’est la machine et les possibilités dramaturgiques qu’elle offre. Avant même l’apparition de Hal, dès ce fameux raccord déjà évoqué où l’os de tapir devenu une arme se transforme en vaisseau spatial, c’est la chose créée de main humaine qui est au centre des préoccupations de Kubrick, et il paraît entendu que la seule différence entre la première image et la seconde, c’est quatre millions d’années : au fond, une fusée et une massue, c’est pareil. Une fusée qui pense, par contre, c’est extraordinaire : c’est Hal. Et une massue qui pense ? La question n’est pas même esquissée, mais reste entière : est-ce que c’est l’os de tapir qui intime à l’homme-singe bouleversé par le monolithe de l’utiliser comme arme ? 


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