jeudi 2 juillet 2015

El Pistolero : la légende de l'homme aux mille retours

A deux jours du départ, à Utrecht, d'un 102ème Tour de France cycliste qui s'annonce comme le plus excitant depuis longtemps, je n'ai pas pu résister à l'envie de publier un portrait-fleuve du plus grand coureur en activité, personnalité controversée s'il en est, et légende vivante de la petite reine : Alberto Contador.


Alberto Contador, vainqueur du Tour d'Italie 2011.

Alberto Javier Contador Velasco est venu au monde à Madrid, le 6 décembre 1982, et a consacré l’essentiel de sa vie à devenir le meilleur coureur cycliste du monde. L’année de sa naissance, Bernard Hinault réalisait le premier de ses deux doublés Giro – Tour, et plus de trente ans après, Contador, dit El Pistolero en raison de sa façon de célébrer ses victoires en mimant un coup de revolver, s’attache à faire perdurer un style instinctif devenu totalement anachronique à l’époque du cyclisme tout technologique fait de calculs de watts et de consignes distribuées par oreillettes, mais qui demeure diablement efficace, comme peut en témoigner le palmarès de l’intéressé, tout simplement le plus important du jeune vingt-et-unième siècle.

Mais plus passionnant encore que son palmarès, plus foisonnant, plus romanesque, il y a l’histoire d’Alberto Contador, faite de nombreux sommets et de presque autant de coups du sort. Une histoire où l’on croise Lance Armstrong, Jose Luis Zapatero, de la viande contaminée, trois semaines dans le coma, un milliardaire russe ayant fait fortune dans la bière et même Cameron Diaz. Une histoire  en forme de montagnes russes, faite d’ascensions et de déchéances, bâtie comme une étape de haute montagne. L'histoire d’un homme qui a fait de l’expression Querer es poder (vouloir, c’est pouvoir) sa devise, et dont l’incroyable force de volonté se sera, d’un bout à l’autre de sa carrière, heurtée aux mauvaises nouvelles, l’histoire d’un héros et d’un salaud, d’un champion espagnol dont le patronyme, Contador, évoque à la fois le condor et le conquistador, c’est-à-dire le rapace des cimes et le conquérant, et dont le métier, précisément, aura été de partir à l’assaut des sommets, l’histoire d’un coureur qui se dresse, en danseuse, sur son vélo dès que la route s’élève, avec son style inimitable, gracieux et carnassier à la fois, fait de nonchalance déhanchée et d'accélérations fatales, l’histoire enfin d’un homme dont les exploits résonnent aujourd’hui comme un écho à ceux de Bernard Hinault ou de Fausto Coppi et dont la légende s’est déjà emparé.

Pour Contador, tout commence donc dans les années 80, à Pinto dans la banlieue de Madrid où il grandit entouré de ses parents, de ses deux frères et de sa sœur. Peu d’informations sont connues quant à l’origine du tempérament de champion qui fera plus tard rage sur les routes du monde entier – tout au plus sait-on qu’avant de découvrir le vélo, il préférait le football et supportait le Real Madrid. Tire-t-il cette rage de vaincre d’une volonté de revanche sociale née de la condition modeste de ses parents ? A-t-il développé ce sens du spectacle pour se sentir exister aux côtés de son jeune frère handicapé qui avait besoin de beaucoup d’attention de la part de parents trop pauvres pour le placer dans un centre spécialisé ? Peu importe, finalement. Chez Contador, on a l’impression que chaque victoire est la revanche de quelque coup du sort encaissé précédemment, et que les blessures, les traîtrises et les suspensions ne sont que des épreuves créées de toutes pièces pour attiser la soif de vaincre du coureur espagnol.

Ce n’est qu’à quatorze ans, et par hasard, que le jeune Alberto monte sur un vélo, pour s’amuser avec des amis. C’est également par hasard qu’un jour il se fait repérer par un éducateur qui le pousse à s’inscrire dans un club. La légende raconte que c'est sur le vélo de son frère aîné qu’il a pris prit part à ses premières compétitions, après l'avoir lui-même repeint en bleu pour imiter les montures des champions. Elle raconte aussi que malgré des débuts en cadets, puis en junior vierges de victoire, ses performances en montagne lui avaient déjà valu le surnom de Pantani, en hommage au grimpeur italien qui réalisait au même moment le dernier doublé Giro – Tour en date. En 2000, le jeune Alberto interrompt ses études pour se consacrer à sa carrière amateur, et en 2002, à dix-neuf ans, après être devenu champion d’Espagne espoirs du contre-la-montre, il devient stagiaire au sein de la prestigieuse équipe Once, puis termine seizième du championnat du monde espoirs du contre-la-montre. C’est le tournant : dès la saison suivante, il passe professionnel.

Tout jeunot...

Les détracteurs d’Alberto Contador voient d’un mauvais œil le fait qu’il ait débuté sa carrière sous les ordres du sulfureux Manolo Saiz, directeur sportif historique de l’équipe Once, associé à différentes affaires de dopage, et pygmalion de coureurs au renom controversé tels Alex Zülle, Joseba Beloki ou encore Laurent Jalabert. Néanmoins, les années ont permis de faire la lumières sur les pratiques qui étaient en vigueur à cette époque-là dans le peloton, et Once n’était pas un plus mauvais endroit pour débuter que l’US Postal, la Deutsche Telekom ou la Banesto. Dès sa première année professionnelle, Contador remporte sa première victoire, le contre-la-montre final du Tour de Pologne, au nez et à la barbe de spécialistes chevronnés comme Jens Voigt ou Andrea Noe, et réalise un résultat honorable sur une course par étape en se classant quatrième du Tour de Castille-et-Leon derrière des références comme Paco Mancebo ou Alex Zülle : le rookie est polyvalent, aussi prometteur dans l’exercice solitaire que sur les routes les plus escarpées, et certains voient déjà en lui un futur cador des courses de trois semaines. Mais très vite, la carrière pleine d’espoirs du jeune madrilène va connaître son premier coup d’arrêt.

En 2004, le cyclisme subit depuis cinq ans la mainmise de Lance Armstrong sur le Tour de France, et vient d’assister, ébahi, à la mort de Marco Pantani. Alors qu’il connaît sa deuxième saison professionnelle, toujours sous les ordres de Manolo Saiz mais au sein d’une équipe qui s’appelle désormais Liberty-Seguros, Contador est victime d’une chute spectaculaire au cours du Tour des Asturies. Inconscient, victime de convulsions, il est conduit en hâte à l’hôpital d’Oviedo où on lui diagnostique une fracture de la mâchoire et surtout un début d’anévrisme. Rentré chez lui, son état s’aggrave rapidement, et il faut l’opérer en urgence à Madrid pour lui retirer un œdème. L’opération à hauts risques dure cinq heures, et après celle-ci, Alberto Contador ne se réveille pas. Coma. Le jeune homme frôlera la mort cérébrale avant d’ouvrir enfin les yeux, trois interminables semaines plus tard. Soixante-dix points de sutures relient ses deux oreilles, et il a désormais une plaque de titane dans le crâne, mais la tête va bien, par miracle. Deux autres miracles suivent : après deux mois, il marche à nouveau, et au bout de sept, il remonte sur son vélo. Personne n’imagine alors que ces prodiges ne sont que les premiers d’une longue série.

               
Alberto Contador, revenu d'entre les morts.
Et pourtant, dès le mois de janvier 2005, pour sa première course depuis son accident, le Tour Down Under qui se déroule en Australie, Alberto Contador se retrouve échappé avec plusieurs coéquipiers qui le laissent célébrer son retour à la compétition en lui offrant la victoire lors de la cinquième étape. Deux mois plus tard, il remporte sa première course par étape, la Semaine Catalane, puis le contre-la-montre final du Tour du Pays Basque, qu’il termine troisième, et une étape de montagne du Tour de Suisse, où il se classe quatrième du classement général. Séduite par la niaque du jeune Espagnol, la presse le désigne comme l’un des coureurs à suivre du Tour du France qui s’élance de Vendée, le 2 juillet, et auquel Contador participe pour la première fois, en tant qu’équipier au service du grimpeur Roberto Heras qui entend contester la victoire à l’Américain Lance Armstrong.

Le Tour d’Heras est raté, puisqu’il termine 45ème , très loin de Lance Armstrong qui remporte là sa septième victoire consécutive, mais pas perdu pour tout le monde : Contador termine à la trente-et-unième place après avoir dû travailler pour Heras puis Jaksche en montagne et pour le sprinteur Allan Davis dans la plaine – surtout, il est troisième du classement du meilleur jeune. A la fin de la saison, il décide de prolonger son contrat au sein de la formation Liberty-Leguros, et entame 2006 sur de bonnes bases avec deux nouvelles victoires d’étapes sur le Tour de Romandie et le Tour de Suisse, à chaque fois assorties d’un bon classement général. Le Tour de France se profile à nouveau. Contrôlé positif l’année précédente au cours du Tour d’Espagne, Roberto Heras a été écarté par Manolo Saiz, qui a recruté Alexander Vinokourov pour le remplacer en tant que leader sur les courses de trois semaines. C’est donc en tant qu’équipier du Kazakh que Contador se prépare à la Grande Boucle. Il n’imagine pas encore que sa carrière va subir un nouveau soubresaut.

Serrage de dents maximum.
Le Tour 2006 est le premier Tour de l’ère post-Armstrong. Le Texan ayant pris sa retraite l’année précédente, le public s’attend à voir ses habituelles victimes en découdre, et Jan Ullrich, Ivan Basso, Paco Mancebo et Alexandre Vinokourov font figure de favoris. Mais trois jours avant le début de l’épreuve, c’est le drame : l’affaire Puerto éclate. Qu’est-ce que c’est, l’affaire Puerto ? Un gigantesque réseau de dopage organisé autour d’un médecin espagnol, le docteur Fuentes, rendu pubic par l’Union Cysliste Internationale (UCI) juste avant le départ du Tour. Les noms d’Ullrich, de Basso et de Mancebo sont cités, et tous trois sont obligés de renoncer à prendre part à la Grande Boucle. Le scandale est énorme : en tout, ce sont près de quarante coureurs cyclistes de toutes nationalités qui sont cités, dont Contador, et on parlera également de vedettes d’autres sports, tels les tennismen Rafael Nadal et Roger Federer, et les équipes de football du Real Madrid et de Barcelone. Néanmoins, et malgré les déclarations polémiques du docteur Fuentes lui-même (« si je parle, on retire l’Euro et la Coupe du Monde à l’Espagne » déclarera-t-il quelques années plus tard), seul le volet cycliste de l’affaire sera rendu public et passera en justice. Au mois de septembre, Contador et quatre de ses coéquipiers de l’équipe Liberty-Seguros sont blanchis par la justice qui a estimé ne pas disposer d’assez d’éléments pour les suspendre (dans les carnets saisis de Fuentes, ne figuraient à côté du nom de Contador que des résultats de courses, alors que d’autres coureurs se voyaient accolés des protocoles de dopage détaillés).

Cependant, les dégats sont considérables, particulièrement au sein de l’équipe Liberty-Seguros, qui, d’abord interdite de Tour de France, cesse brutalement d’exister dès le mois de juillet 2006. Personnellement mis en cause, Manolo Saiz quitte définitivement le monde du cyclisme professionnel, laissant désormais son poulain voler de ses propres ailes. Celui-ci choisit alors de s’engager pour l’équipe Discovery Channel (ex-US Postal) avec laquelle Lance Armstrong a remporté ses sept Tour de France. Après Saiz, il roule désormais sous les ordres d’une autre grande figure controversée du cyclisme mondial : le belge Johan Bruyneel, mentor historique d’Armstrong. Contador va alors changer de dimension.

En mars 2007, il remporte la quatrième étape de Paris-Nice, au sommet de la montée Laurent-Jalabert à Mende. Second du classement général à la veille de l’arrivée à Nice, il profite de la dernière étape pour isoler le leader Davide Rebellin lors de l’ascension du col d’Eze, puis pour l’attaquer. Il réussit à résister au retour de ses poursuivants dans la descente puis sur la Promenade des Anglais, et remporte l’étape avec dix-neuf secondes d’avance sur Rebellin, ce qui est suffisant pour le doubler au général et remporter l’épreuve. Son audacieuse attaque lui a permis de gagner l’estime des aficionados, sa victoire finale a ému ceux qui se souvenaient de son accident et sa performance a fait s’étrangler tous ceux qui souhaitaient la suspension de tous les coureurs cités dans l’affaire Puerto. Mais le meilleur reste à venir : après une nouvelle victoire par étapes, sur le Tour de Castille-et-Léon, et une belle sixième place au Critérium du Dauphiné, Alberto Contador prend part, au mois de juillet, à son second Tour de France.

Lance Armstrong retraité depuis 2005, ses principaux rivaux écartés depuis l’affaire Puerto, et le vainqueur du Tour 2006, l’Américain Floyd Landis, suspendu puis déclassé après un contrôle positif, le Tour 2007 semble assez ouvert. Vinokourov, désormais leader de l’équipe Astana, brigue la victoire finale, tout comme l’Australien Cadel Evans, de la Lotto, et le jeune Espagnol Alejandro Valverde, qui court pour l’équipe Caisse d’Epargne. Malgré son début de saison brillant, Contador fait à peine figure d’outsider, devant a priori assumer un rôle d’équipier au service de l’Américain Levi Leipheimer qui vise un top 5. Mais les circonstances de courses en décideront rapidement autrement.

Le Danois Michael Rassmussen, vainqueur du Grand Prix de la Montagne les deux années précédentes, s’empare très tôt du maillot jaune, grâce à une victoire en échappé. A la surprise des commentateurs qui s’attendaient à le voir s’effondrer dès le premier contre-la-montre, il fait mieux que résister, et se montre tout simplement le plus fort d’un bout à l’autre de la course. Un seul coureur est capable de le suivre : Alberto Contador, vêtu du maillot blanc de meilleur jeune, qui s’installe à la deuxième place du classement général, et se permet même d’attaquer à plusieurs reprise son rival et de remporter sur le Plateau de Beille une prestigieuse victoire. C’est alors que le fléau du dopage va s’abattre une nouvelle fois sur le Tour. 

Contador au second plan. Plus pour longtemps...
Vinokourov tombe le premier. Victime de défaillances spectaculaires dès les premières étapes de montagne, il avait semblé réagir en remportant un contre-la-montre, mais avait à nouveau été trahi par sa condition physique dans les Pyrénées, avant de s’adjuger, au prix d’une chevauchée folle, la quinzième étape. Une telle irrégularité dans les performances ne pouvait qu’interroger, et le Kazakh, rapidement contrôlé positif, est exclu de la course. Mais celui sur lequel se concentre le scepticisme général n’est autre que le porteur du maillot jaune, Michael Rassmussen, sifflé par le public lors de l’arrivée de la seizième étape qu’il remporte au sommet de l’Aubisque devant Leipheimer et Contador. La déclaration d’un commentateur de la Rai, qui avait affirmé avoir croisé le Danois en train de s’entraîner en Italie à une période de l’année où il avait affirmé se trouver au Mexique, jette le feu aux poudres, et, alors que Rassmussen semblait avoir course gagnée, son équipe, la Rabobank, l’évince pour manquement aux nouvelles règles antidopages (les coureurs sont désormais tenus de mettre quotidiennement à jour leur localisation, et Rassmussen est soupçonné d’avoir menti pour échapper aux contrôles inopinés). A trois jours de l’arrivée à Paris, et dans un parfum de scandale comme rarement le Tour de France en a connu, Contador hérite du maillot jaune. Lors du dernier contre-la-montre couru entre Cognac et Angoulême, il réussit à conserver vingt-trois secondes d’avance sur son dauphin Cadel Evans, et trente-et-une sur Levi Leipheimer, troisième, pour ce qui constitue le podium le plus serré de l’histoire de la course, et remporte donc, à vingt-quatre ans, son premier Tour de France, assorti d’une victoire au classement du meilleur jeune.

Un Espagnol, jeune, beau gosse et au tempérament offensif, doté de surcroît d’une belle histoire, qui remporte la Grande Boucle, cela aurait en principe dû suffire pour joindre le médiatique au sportif, et faire de Contador la nouvelle coqueluche d’un cyclisme en mal d’idoles. Mais pour beaucoup, le Tour 2007 a été le Tour de trop. Après 1998 et l’affaire Festina, puis de 1999 à 2005 le règne de Lance Armstrong duquel en 2007 seuls les Américains étaient encore dupes, puis encore, en 2006, l’évincement d’Ullrich et Basso et le déclassement de Landis, il fallait que le cru 2007 de la Grande Boucle soit irréprochable. Les exclusions de Vinokourov et Rassmussen ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Alors que Contador triomphe sur les Champs-Elysées, il n’est pas un journaliste qui ne mentionne son implication supposée dans l’affaire Puerto, un an plus tôt. Le ras-le-bol est général, et de nombreux équipes perdent leurs sponsors à la fin de la saison, et doivent disparaître. Discovery Channel cesse ainsi son partenariat, et Contador décide de suivre Johan Bruyneel dans l’équipe Astana, orpheline de leader depuis le contrôle positif de Vinokourov.

Le Kazakh a beau se tenir écarté du peloton, purgeant sa suspension chez lui, son ombre continue de planer sur son ancienne équipe. Ainsi, Astana est déclaré indésirable sur le Tour de France et le Tour d’Italie pour l’année 2008, en « remerciement » de l’ensemble de l’œuvre de Vinokourov. Ne pouvant défendre son titre sur le Tour, Contador, victime collatérale de l’histoire, décide de faire du Tour d’Espagne le principal objectif de sa saison. Au printemps, il remporte successivement le Tour de Castille-et-Léon et le Tour du Pays Basque, puis retourne se reposer. Le 4 mai, coup de théâtre : les organisateurs du Giro, le Tour d’Italie, reviennent sur leur décision d’écarter l’équipe Astana, et décident finalement, six jours avant le début de l’épreuve, d’inviter in extremis l’équipe kazakhe. Alberto Contador est arraché à ses vacances et aligné, dans une forme incertaine, au départ de l’épreuve italienne qu’il dispute pour la première fois. Manquant de rythme, il concède du temps à Riccardo Ricco et Danilo Di Luca lors des premières étapes de montagne, mais, montant rapidement en régime, il profite du premier contre-la-montre pour doubler ses deux rivaux au classement général. Attaqué de toutes parts, mis en danger par Di Luca et surtout par Ricco, il sauve son maillot de leader d’extrême justesse et réussit finalement à contrôler ses adversaires. Le premier juin, il remporte son premier Giro, alors même qu’un mois plus tôt, il ne savait pas qu’il allait y participer. Et ce n’est pas fini. 

En vacances en Italie, Contador s'est fait quelques amis.
En août, après s’être classé quatrième de l’épreuve du contre-la-montre des Jeux Olympiques de Pékin, il prend le départ de son tour national, la Vuelta. Contrairement au Giro, il s’est minutieusement préparé et fait figure de favori au départ de Grenade. Durant trois semaines, il domine ses rivaux de la tête et des épaules, remporte deux étapes dont celle qui arrive au sommet du terrible Angliru, réputé pour être l’une des montée les plus difficile du monde avec plusieurs interminables rampes à 22%, et s’adjuge dès sa première tentative le classement général du Tour d’Espagne devant son coéquipier Levi Leipheimer et son compatriote Carlos Sastre, vainqueur deux mois plus tôt du Tour de France duquel l’équipe Astana avait été déclarée persona non grata. A vingt-cinq ans seulement, Contador devient le cinquième coureur (après Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Felice Gimondi et Bernard Hinault) à remporter les trois Grands Tours, et le plus jeune à réaliser cet exploit. Nous sommes en 2008, et le monde du cyclisme est à ses pieds. Mais il semble écrit que rien ne serait jamais offert à Alberto Contador, et qu’il devrait tout chercher lui-même.

En effet, dans le peloton, une rumeur enfle, et ne tarde pas à s’étendre dans les journaux, avant d’être confirmée par l’intéressé lui-même : désireux de sortir de sa retraite, le Boss, l’Américain Lance Armstrong, vainqueur de sept Tours de France consécutifs entre 1999 et 2005, a décidé de remonter sur son vélo pour la saison 2009, avec pour objectif avoué de remporter une huitième Grande Boucle. Et quelle équipe a-t-il choisi pour effectuer son très médiatique come-back ? Celle de son complice de toujours, Johan Bruyneel, bien sûr, l’équipe Astana. Immédiatement, ou presque, se pose l’inévitable question : comment l’Américain et Contador vont-ils cohabiter au sein de la formation kazakhe, alors qu’ils aspirent tous les deux à remporter la même épreuve ? Dans les médias, les deux champions jouent la langue de bois, affirment que l’équipe se tournera naturellement vers le mieux placé. Côté coulisses, c’est à une véritable guerre psychologique que se livrent les deux coureurs.

D’un côté, Armstrong, l’homme qui avait réussi à asservir, sept ans de suite, le peloton, régnant en tyran, détruisant mentalement, et à petit feu chacun de ses rivaux, auréolé de ses records et de son aura extra-sportive de rescapé du cancer qui en fait l’un des sportifs les plus médiatiques du monde et le seul cycliste à concurrencer sur ce terrain les stars du foot, du tennis ou du basket. De l’autre, Contador, jeune ambitieux qui rêve d’ajouter le scalp de l’Américain à sa déjà enviable collection. Les deux champions cultivent d’ailleurs une certaine ressemblance : tous deux ont remporté leurs victoires sous la direction de Johan Bruyneel, tous deux se montrent à l’aise tant en montagne que contre la montre, et surtout, ce sont deux miraculés, l’un d’un cancer des testicules et l’autre d’un anévrisme et de trois semaines de coma. Durant tout le début de la saison, les coups bas pleuvent, tel Armstrong raillant dans la presse l’inexpérience de Contador victime d’une défaillance sur Paris-Nice, et l’ambiance de l’équipe se détériore rapidement.


Concours du meilleur sourire hypocrite.
Lorsque le Tour 2009 s’élance enfin, la tension est à son comble. La rumeur raconte qu’Armstrong et Contador ne s’adressent plus la parole, et que chaque soir, à l’hôtel, l’Espagnol dîne seul à une table tandis qu’Armstrong parade, entouré de tous leurs coéquipiers. Bruyneel a fini par trancher mollement, en désignant du bout des lèvres Contador (vainqueur deux mois plus tôt du Tour du Pays Basques et tout frais champion d’Espagne du contre-la-montre) comme leader avant de s’empresser d’ajouter qu’Armstrong était le second coureur protégé de son équipe. La course montre une réalité semblable à ce qu’on raconte des dîners chez les Astana : quand l’Américain roule entouré de tous ses lieutenants, l’Espagnol est livré à lui-même, ne pouvant guère compter que sur le Portugais Paulinho pour se frayer un chemin dans le peloton. Pire : victime d’une cassure dans le peloton lors du final d’une étape anodine, il concède à son rival un débours d’une vingtaine de secondes. Armstrong se frotte les mains, et suite à la bonne performance de l’équipe Astana lors du contre-la-montre par équipe, il s’empare de la seconde place du classement général, à quelques centièmes seulement du maillot jaune, le Suisse Fabian Cancellara. Piqué au vif, Contador ne peut rester sans réagir. Dès la première arrivée en altitude, à Andorre-Arcalis, il plante une banderille et reprend à son tour vingt secondes à celui qui est désormais son ennemi déclaré, et se replace au classement général. Devant les micros, l’Américain ne peut que fulminer : « Ce qu’a fait Alberto ne faisait pas partie du plan mis en place ce matin ». Mais Contador a compris que s’il suit la stratégie de Bruyneel, il ne pourra que s’épuiser au service d’Armstrong. Il a décidé de prendre son destin en main.

Quand le peloton arrive dans les Alpes, tout est encore à faire : Contador ne comptant que deux secondes d’avance sur Armstrong au classement général, il doit saisir la première occasion de faire mouche. L’arrivée à Verbier, au soir de la quinzième étape, lui en donne une opportunité unique. A six kilomètres de l'arrivée, il place une attaque foudroyante qui laisse littéralement sur place Armstrong et ses autres rivaux. L’Américain a beau ordonner à ses troupes de rouler derrière Contador (pourtant leader de l’équipe), il ne peut que constater les dégats : en une ascension, le madrilène s’est paré du maillot jaune, a repoussé tous les autres prétendants au titre à plus d‘une minute et demie au classement général, et pris une sérieuse option sur la victoire finale. Mais plus encore que les écarts, c’est l’impression créée qui est terrible : dans toute l’histoire du cyclisme, un coureur a-t-il déjà paru si fort qu’Alberto Contador ce jour-là, sur les pentes de Verbier ? Antoine Vayer, ancien directeur sportif de l’équipe Festina et devenu chantre de la lutte antidopage, mesure en watts la puissance développée par les coureurs. Il considère qu’au-dejà de 410 watts, un coureur peut-être considéré comme suspect, que 430 watts constituent un seuil miraculeux, et qu’à partir de 450 watts, on peut parler de mutant. Lors de sa montée vers Verbier, Contador développait 490 watts, ce qui constitue le record absolu de toute l’histoire du Tour de France. Il y a cependant un paramètre que Vayer ne prend pas en compte : l’état mental du coureur. Il est notoirement connu que les ressources morales et la rage de vaincre d’un sportif peut lui permettre de se surpasser, et peu, très peu de coureurs cyclistes ont un jour eu en eux autant de colère que ce Contador abandonné par son équipe et déterminé à écraser Armstrong. Lorsqu’il franchit la ligne d’arrivée, il mime avec ses doigts un coup de pistolet, sa signature habituelle : il a réussi à flinguer Armstrong, et devient officiellement el Pistolero.

El Pistelero au travail.

La suite de l’épreuve voit l’Espagnol confirmer sa suprématie : lors de l’étape menant au Grand-Bornand, seuls les frères Andy et Fränk Schleck parviennent à le suivre, puis il remporte le dernier contre-la-montre, couru autour d’Annecy, et n’a plus qu’à contrôler les attaques de ses rivaux lors de l’ascension du Mont Ventoux la veille de l’arrivée à Paris.  Il réussit finalement à remporter son second Tour de France, devant Andy Schleck et Armstrong et s’impose définitivement, à  vingt-six ans, comme le chef de file de la nouvelle génération. Écœurés, Armstrong et Bruyneel quittent l’équipe Astana pour créer une nouvelle formation. Contador, lui, se projette déjà vers l’année suivante.

2010 promet d’être une nouvelle année faste, et le Pistolero empile très vite les succès : il remporte successivement le Tour de l’Algarve, Paris-Nice et le Tour de Castille-et-Léon, se classe spectaculairement troisième de la Flèche Wallonne puis prend la deuxième place du Critérium du Dauphiné, en juin, assortie de deux victoires d’étapes. En juillet, quand le Tour de France s’élance, il fait figure de grand favori. Mais rien ne va se passer comme prévu. Tout d’abord, il concède du temps à ses rivaux Evans et Andy Schleck lors de l’étape menant à Arenberg qui comprenait plusieurs secteurs pavés. Ensuite, Schleck parvient à lui prendre dix secondes supplémentaires lors de l’ascension vers Avoriaz, puis s’empare du maillot jaune  le lendemain. L’avance du cadet des frères Schleck ne parait pas suffisante en vue du contre-la-montre final, exercice dans lequel le Pistolero est réputé bien supérieur, mais Andy ne s’affole pas et répète aux médias qu’il a un plan pour battre Contador. Celui-ci doit cependant réagir, et lors de l’ascension vers Mende (qu’il connait bien pour s’y être plusieurs fois imposé sur Paris-Nice), il reprend du temps à ses rivaux. Arrivent les Pyrénées. Evans et Armstrong victimes de défaillances, Samuel Sanchez et Denis Menchov apparaissent comme les challengers les plus sérieux du duo Schleck – Contador, mais ces derniers semblent totalement se désintéresser d’eux, et ne se préoccuper que l’un de l’autre : durant l’ascension vers Ax 3 Domaines, l’Espagnol et le Luxembourgeois ignorent superbement les attaques de leurs concurrents et se marquent à la culotte, se retrouvant presque à l’arrêt pendant que la course se jouait loin devant eux. La presse s’interroge, Andy Schleck continue d’affirmer qu’il a un plan. Contador, lui, se tait.

Un Schleck en blanc, un Contador en jaune.
Lors de la quinzième étape menant à Bagnères-de-Luchon, Schleck attaque à quelques hectomètres du sommet du Port de Balès, dernière difficulté de la journée, mais, victime d’un saut de chaîne, doit s’arrêter. Contador le contre, creuse son avance durant la descente et réussit à lui ravir le maillot jaune, pour une minuscule seconde. Schleck crie au scandale, la presse fustige le geste antisportif de Contador. Celui-ci fait le dos rond. Il se sait moins en forme que l’année précédente, bluffe depuis le départ de Paris et a compris que c’est l’arrivée au sommet du Tourmalet qui désignera le vainqueur du Tour. Lors de l’ascension tant redoutée, trois jours plus tard, Schleck attaque à dix kilomètres du sommet, et seul Contador parvient le suivre. Dans des conditions climatiques dantesques et entourés d’une foule en délire, ils effectuent toute l’ascension ensemble, sans parvenir à se lâcher ni jamais être repris par leurs poursuivants. Sur la ligne d’arrivée, Contador ne dispute pas le sprint et laisse la victoire à son rival. Il confirme son avance lors du dernier contre-la-montre, se paye le luxe d’offrir son maillot jaune à Tom Cruise et Cameron Diaz venus assurer la promotion de leur film, et remporte son troisième Tour de France. Dans les rédactions, ça grogne : contrairement  l’année précédente, où il avait assommé le Tour, Contador a remporté la Grande Boucle sans jamais se montrer réellement supérieur à Andy Schleck ni remporter la moindre étape, et pour ne rien arranger, l’écart qui sépare les deux coureurs à la fin de l’épreuve est le même (39 secondes) que celui arraché par Contador à Schleck lors de l’étape dite du saut de chaîne. Les détracteurs de l’Espagnol ne se doutent pas encore de ce qui va suivre.

Quelques semaines après la fin du Tour, la nouvelle tombe comme un coup de tonnerre : Alberto Contador a été contrôlé positif au clenbuterol à quatre reprises, pendant le Tour de France. L’intéressé nie farouchement tout dopage, affirmant avoir involontairement mangé de la viande contaminée – une défense crédible. Le clenbuterol ayant beau faire partie des substances interdites par les instances andidopage, il ne fait cependant pas de miracles (rien à voir avec l’EPO ou la testostérone), et les précédents cas similaires se sont pour la plupart conclus par un jugement clément : Contador est serein, d’autant que les doses retrouvés dans ses urines sont minuscules, inférieures, mêmes, à ce que sont en droit de rechercher les laboratoires. A titre provisoire, il est néanmoins suspendu et interdit de toutes compétitions. S’en suivent alors plusieurs mois d’atermoiements, au rythme des blanchiments et des appels, le tout dans un tumulte monstre, où chacun y ira de sa petite phrase, le premier ministre espagnol d’alors, Jose Luis Zapatero, en pleine campagne électorale, allant même jusqu’à se déclarer garant de l’intégrité du coureur. Finalement, il est autorisé à courir, mais sous la menace de se voir retirer tous les titres acquis depuis son contrôle : il court pour du beurre.

Ce n’est pas le seul bouleversement dans la carrière de Contador : il a également changé d’équipe et rejoint la Saxo-Bank, dirigée par le Danois Bjarne Riis, l’ancien mentor des frères Schleck partis créer leur propre formation sous la houlette d’un milliardaire luxembourgeois. Riis est un autre personnage sulfureux, un ancien vainqueur du Tour de France repenti du dopage (son titre de 96 lui fut retiré puis rendu), mais avant tout un pragmatique : il sait que Contador est le meilleur coureur du moment en terme de courses par étapes, mais il sait aussi d’une épée de Damoclès plane sur sa tête, et qu’une vraie suspension peut tomber du jour au lendemain. Dans l’incertitude de pouvoir prendre le départ du Tour de France 2011, autant tout miser sur le Tour d’Italie de la même année, choisir mai plutôt que juillet, et gagner dans un minimum de temps tout ce qui est susceptible de l’être. 

Contador, qui n’est pas revenu sur l’épreuve transalpine depuis son succès de 2008, s’aligne donc en favori au départ du Giro, mais dans une position inconfortable : il sait qu’en cas de jugement défavorable, son résultat sera annulé, il sait que même s’il remporte l’épreuve, sa victoire lui sera peut-être retirée. Là où beaucoup se seraient effondrés, le Pistolero réagit avec orgueil : il s'impose lors de la première arrivée en altitude sur les rampes lunaires de l’Etna, s’empare du maillot rose de leader, attaque et prend du temps à ses rivaux lors de chaque étape de montagne, remporte le contre-la-montre en côte avec une solide avance, et rallie l’arrivée avec finalement six minutes de marge sur ses suivants au classement général, les Italiens Scarponi et Nibali, le tout sans être contrôlé une seule fois positif. Contador s’est littéralement vengé sur le Giro d’un contrôle antidopage qu’il a pris comme une offense personnelle, s’étant même un temps dit prêt à arrêter le cyclisme en cas de jugement défavorable.

Le show Contador en tournée à l'Etna.

Vient ensuite le Tour de France : Contador, dont le jugement a encore été repoussé, est finalement autorisé à courir. Dès la première étape, les sifflets l’accompagnent : le public ne lui a pardonné ni son attaque après le saut de chaîne d’Andy Schleck l’été précédent, ni son contrôle positif et l’imbroglio qui a suivi, et si Contador a beau faire figure de favori après sa démonstration au Giro, tout le monde sait que ses performances lui seront peut-être rapidement retirées, et personne ne sait vraiment sur quel pied danser. Pour ne rien arranger, l’Espagnol chute et perd rapidement du temps au général par rapport à ses rivaux habituels, Evans et les frères Schleck. Il tombe encore, se blesse au genou, et voit de loin le Français Thomas Voeckler endosser le maillot jaune après une échappée. La montagne arrive, et tous les yeux sont braqués sur un Contador pas au mieux de sa forme, mais tellement redouté que nul n’ose l’attaquer. 

Les Pyrénées sont escamotées, et à la surprise générale, Voeckler réussit à sauver son maillot jaune, en faisant presque jeu égal avec les favoris qui n’ont pas osé s’affronter. Contador, lui, bluffe une nouvelle fois, il sait que seul un malentendu peut lui permettre de gagner le Tour : son Giro l’a épuisé, et ses chutes de début de Tour l’ont encore plus éprouvé, lui faisant même envisager un abandon à mi-course. Dès lors, il se met à attaquer ses rivaux sur des terrains inhabituels, reprenant du temps à Voeckler et aux Schleck dans les descentes. Mais l’étape du Galibier, marquée par l’échappée solitaire d’Andy Schleck et la défense de Cadel Evans, le voit pour la première fois lâcher prise et presque abandonner ses espoirs de victoire finale. Sa réaction, le lendemain, sera celle d’un champion : il s’échappe dès les premiers kilomètres, lors de la dernière étape de montagne qui mène à l’Alpe d’Huez, déterminé à tout jouer à quitte ou double. Finalement troisième de l’étape, derrière le Français Pierre Rolland et son compatriote Samuel Sanchez, il échoue à renverser le Tour, mais son panache lui permet de regagner l’estime perdue d’une bonne partie du public. Finalement cinquième d’une Grande Boucle remportée par Cadel Evans devant Andy Schleck, Contador met fin à son ahurissante série d’invincibilité sur les courses de trois semaines : après ses victoires de 2007, 2009 et 2010 sur le Tour, son doublé 2008 – 2011 au Giro et sa Vuelta 2008, le Tour de France 2011 montre un champion enfin vaincu, par les chutes, le stress et la fatigue, et par un destin compliqué. Mais le pire est encore à venir, et à la défaite succèdera le déshonneur.
                
Ce n’est en effet que début 2012, c’est-à-dire un an et demi après son contrôle positif, que se clôt enfin le dossier clenbuterol pour Contador, et de la pire des façons : alors que tout le monde s’attendait à ce que le coureur madrilène soit blanchi, le TAS décide de lui infliger une suspension rétroactive de deux ans. Une suspension rétroactive ? Cela signifie, en d’autres termes, que le Pistolero ne sera interdit effectivement de course que quelques mois, mais que tous ses résultats acquis depuis son contrôle positif lui seront retirés. Alberto Contador est ainsi déchu de ses titres au Tour de France 2010 et au Tour d’Italie 2011. Il perd également le bénéfice de ses victoires au Tour de Catalogne 2011 et au Tour de Murcie de la même année. Pire, même : n’étant autorisé à recourir qu’à partir du 5 août 2012, il doit tirer un trait sur l’objectif principal de son année, le Tour, et reporter toutes ses ambitions sur la Vuelta, qui constituera sa course de reprise.
  
La main dans le pot de confiture...
                
Pendant six mois, la vie de Contador deviendra celle d’un banni. Interdit de toutes compétitions, il n’a même pas le droit de s’entraîner vêtu de la tenue de son équipe. Impuissant, il assiste depuis son canapé à la victoire de l’Anglais Bradley Wiggins sur le Tour de France, en juillet. La dépression le guette, et il ne doit qu’au soutien indéfectible de son manager Bjarne Riis de ne pas balancer une bonne fois pour toutes son vélo et d’en finir avec le cyclisme : il vient de se marier avec Macarena Pescador, qui partage sa vie depuis dix ans, a déjà gagné plus de courses que ce que n’importe qui aurait pu rêver, et se dit que le moment est peut-être venu de tourner la page. Mais contre toute attente, cette suspension, qui aurait dû le discréditer totalement, entraînera un regain de la popularité de Contador. 

En cause ? La victoire de Wiggins sur le Tour de France, et surtout, la façon dont cette victoire est obtenue. Ancien pistard, Wiggins n’avait jamais démontré la moindre aptitude en montagne jusqu’à ce qu’une impressionnante perte de poids le propulse dans la peau d’un challenger sur les routes du Tour. A base de capteurs de puissances, de calculs de watts et de consignes distribuées par oreillettes, la stratégie de son équipe, la Sky, est de tout contrôler, d’emmener un train d’enfer dans les côtes pour couper court à toute volonté d’attaque de ses rivaux, et si Wiggins remporte la Grande Boucle, ce succès n’est pas forgé à coup d’attaques dans les cols mais par ses victoires lors des contres-la-montre et par la supériorité écrasante de son équipe, le maillot jaune se montrant même moins fort, lors des ascensions, que son lieutenant Christopher Froome. Alors que le Tour 2012 aurait pu faire oublier Contador, au contraire, le déroulement soporifique de la course fait chaque jour regretter davantage son absence, et quand Wiggins, paré de jaune, rallie Paris, les observateurs sont nombreux à déplorer que le panache du Pistolero n’ait pas été là pour contrarier les plans de la Sky.
                
C’est donc en ambassadeur du cyclisme à l’ancienne que Contador, de retour de suspension, prend le départ du Tour d’Espagne en ce mois d’août 2012. Oubliée, sa peu loyale attaque alors qu’Andy Schleck venait de connaître un saut de chaîne lors du Tour 2010, oublié, ou presque, son contrôle positif lors de cette même épreuve : Contador se retrouve dans la peau de celui dont on attend qu’il sauve le vélo du tout technologique incarné par la Sky. Le souvenir de sa domination passée est encore vivace, et on imagine sans mal qu’il va écraser la Vuelta, avant de revenir l’été suivant, sur le Tour, remettre les Sky Froome et Wiggins à leur place. Il n’en sera rien. Ultra-favori du Tour d’Espagne, Contador n’en est pas moins à court de compétition. Si Christopher Froome, qu’on annonçait comme son plus sérieux rival, rentre rapidement dans le rang, émoussé par le Tour de France qu’il a terminé deuxième derrière Wiggins un mois et demi plus tôt, d’autres coureurs viennent contrarier les plans du Madrilène, au premier rang desquels Joaquim Rodriguez, qui se pare rapidement du maillot rouge de leader du classement général, et parvient à contrôler Contador.

Le scénario de la course est spectaculaire et répétitif : chaque jour, ou presque, Contador attaque dans la bosse finale, mais les pentes sont trop courtes et trop sèches pour lui permettre de creuser un écart définitif, et à chaque fois, Rodriguez le reprend pour finalement le coiffer au poteau dans les derniers mètres et empocher à sa place de précieuses secondes de bonification. Joaquim Rodriguez, surnommé Purito par ses supporters, est alors dans la forme de sa vie, il a terminé en mai deuxième du Giro, et a remporté la prestigieuse Flèche Wallonne. Au fur et à mesure que la course avance, il semble chaque joue plus certain que Contador est incapable de se débarrasser de son adversaire, lequel voit son avantage croître d’étape en étape grâce aux bonifications qu’il empoche, implacable, à chaque fois. Et ce n’est pas faute d’essayer : tenace, Contador continue, à chaque étape, d’attaquer, sans jamais parvenir à l’emporter, il attaque dix fois, quinze fois, vingt fois, mais à chaque fois en vain, et à trois jours du dénouement de la course, il semblerait bien que l’impensable soit en train de se produire, et que Purito Rodriguez soit sur le point de remporter sa première course de trois semaines au nez et à la barbe du plus grand spécialiste mondial de l’exercice. C’est mal connaître Alberto Contador. Ses vingt-deux attaques ont toutes échouées ? La vingt-troisième sera la bonne. Les ascensions finales sont trop courtes pour creuser de véritables différences ? Il changera de tactique et attaquera de plus loin.

La dix-septième étape de cette Vuelta présentait à priori peu de risques pour Rodriguez, solide leader du général. C’était une étape de moyenne montagne, sans côte vraiment raide, sans difficulté insurmontable. Aussi, quand Contador attaque, une nouvelle fois, dans la montée de la Hoz, à plus de cinquante kilomètre de l’arrivée, Rodriguez ne prend pas la peine de le suivre, se doutant que le Pistolero, aux abois, va s’épuiser. C’est le contraire qui va se produire. Passé au sommet avec une vingtaine de secondes d’avance, Contador va creuser l’écart dans la descente, retrouver plusieurs de ses équipiers placés dans l’échappée du jour et continuer son effort. Derrière, quand Rodriguez comprend que la Vuelta est en train de basculer, c’est déjà trop tard : il est seul, sans équipier, et se retrouve même attaqué par Alejandro Valverde, troisième du général. Un peu plus tard, quand Contador franchit enfin la ligne d’arrivée, il peut laisser éclater sa joie : son audace et sa persévérance lui ont permis de renverser un Tour d’Espagne que plus personne ne le voyait gagner, et sa chevauchée victorieuse rentre immédiatement dans la légende du cyclisme moderne comme l’un de ses plus retentissants exploits. Trois jours plus tard, il remporte sa seconde Vuelta, et signe son retour de suspension de la plus belle des manières : par une victoire au panache.
  
Le Retour du Roi.

Mais la controverse le rattrapera très vite : en franchissant la ligne d’arrivée de la dernière étape, paré du maillot rouge, Contador célèbre sa victoire en brandissant sept doigts, en référence à son nombre de succès sur les courses de trois semaines (trois Tours de France, deux Tours d’Italie et désormais deux Tours d’Espagne). Problème : sur ces sept victoires, deux lui ont été retirées, le Tour 2010 et le Giro 2011. Interrogé par les médias espagnols, il s’explique : « Mentalement, c'est l'image des Grands Tours que j'ai pu remporter. Qu'un autre chiffre apparaisse sur le papier est secondaire, finalement. Ce qui compte, c'est ma propre sensation et les impressions qui restent dans la rétine des spectateurs. » Il outre ainsi une partie des spectateurs, qui voit en lui un dopé qui s'est toujours refusé à avouer et continue à ne pas accepter les décisions justice, mais met dans sa poche tous ceux qui découvrent en cette occasion sa face rebelle, prompte à défier les instances du cyclisme qui connaissent au même moment une débâcle sans précédent : après des années et des années de soupçons et de procédures, Lance Armstrong vient enfin d'être convaincu de dopage et déchu de tous ses titres, tandis que la complicité dont il a bénéficié de la part de l'Union Cycliste Internationale est portée sur la place publique. Mais surtout, Alberto Contador met le huitième doigt sur quatre des limites de la sanction qui lui a été infligée.

La première : que le Tour 2010 et le Giro 2011 aient été, après déclassement de Contador, attribués à deux coureurs (le Tour à Andy Schleck et le Giro à Scarponi) objectivement loin de tout soupçon, et surtout, qui avaient fait tout sauf une impression de vainqueur. La deuxième : que, par le jeu des titres retirés, on se retrouve dans une époque où on tente de faire croire qu’un coureur comme Oscar Pereiro (deuxième en 2006 mais vainqueur sur tapis vert suite au déclassement de l’Américain Floyd Landis) a gagné davantage de Tour de France que Lance Armstrong (vainqueur de 1999 à 2005 mais radié des palmarès).

Troisièmement, on en arrive au résultat logique (limite scolaire) d’un tel exercice, à savoir que les palmarès sont absolument illisibles. On y trouve des coureurs contrôlés positifs et radiés (Landis 2006, Contador 2010), des coureurs positifs mais blanchis plus ou moins logiquement (Delgado en 1988, Oscar Pereiro en 2006), des coureurs positifs a posteriori mais conservés au palmarès (Pantani en 98), des coureurs jamais positifs mais qui ont avoué et ont été maintenu au palmarès (Jan Ullrich en 97, Jacques Anquetil, Laurent Fignon pour ne citer que les plus illustres), des coureurs qui, sans avoir été positifs ni avoir avoué ont quand même été rayés des palmarès (Contador sur le Giro 2011), des coureurs qui avouent et à qui on enlève leur titre avant de le leur rendre (Bjarne Riis en 96), et des Grands Tours où on évince le vainqueur au profit d’un autre, avant de lui rendre sa couronne (le magnifique à toi à moi Heras – Menchov – Heras de la Vuelta 2005). Il est particulièrement difficile d’avoir un avis tranché sur pas mal de cas, surtout quand on compare les différences de traitements entre les coureurs actuels (qui purgent souvent deux ans fermes du premier coup) et ceux des décennies passées (Eddy Merckx pouvait facilement se faire contrôler positif, et revenir un mois plus tard gagner le Giro ou Liège-Bastogne-Liège devant la foule en délire).

Enfin, la minceur du dossier clenbutérol vient se mêler à la réflexion. Quand les plus suspicieux parlent de dopage à propos de Contador, les mêmes noms reviennent souvent : Saiz, Bruyneel, Fuentes, Vinokourov, Riis, Tinkoff. Tout le monde sait que si jamais il était un jour avéré qu’on tienne en Contador l’un des plus grands dopés de l’histoire (ce que semblent considérer quelques fans de vélo qui font chaque mois de juillet trois blagues grasses sur Contadope et ses steaks), on s’apercevrait que ce n’est pas du tout au clenbuterol qu’il tournait. Il est certes positif, mais sans que cela n’ait rien à voir avec les doses ou les produits de Landis ou Ricco, et dès lors, son contrôle du Tour 2010 ne saurait être satisfaisant, même pour le plus intégriste de ses opposants.

Les sept doigts brandis par Contador en terminant sa Vuelta victorieuse sont donc autant la marque d’un coureur qui refuse de courber l’échine face aux accusations de dopage (cohérent en cela avec sa ligne de défense, lui qui a toujours nié avoir triché) que celle d’un champion ravissant ses fans, se sachant adulé et donc intouchable, qui se permet de défier la justice lorsqu’elle ne lui convient pas. Quelques jours plus tard, il signe encore un peu plus son retour en remportant Milan-Turin, course d’un jour se déroulant dans les montagnes piémontaises. Les difficultés que lui a posées Rodriguez durant cette Vuelta sont déjà oubliées : pour la plupart des suiveurs, il ne fait aucun doute que Contador, dans la lignée de son come-back fracassant, va survoler, comme à son habitude, la saison 2013 qui s’annonce. Il n’en sera rien, la faute à un homme : Christopher Froome.

L'Ombre d'un doute.
  
Pour la première fois de sa carrière, Contador va en effet tomber sur un os tout au long de la saison 2013, en la personne du coureur britannique, révélé depuis la Vuelta 2011 dont il s’était classé deuxième et nouveau fer de lance de la puissante équipe Sky. Car si l’Espagnol gagne dès sa course de reprise, au Tour de San Luis, il s’agira de sa seule victoire de la saison. Au Tour d’Oman, sur Tirreno-Adriatico, au Dauphiné, il subira la loi de Froome, sans jamais pourtant paraître s’inquiéter. C’est plutôt confiant qu’il prendra le départ du centième Tour de France, début juillet, mais dès l’épreuve commencée, patatras : le Pistolero avoue à mots couverts être dans une forme douteuse depuis le début de l’année. La faute au contrecoup psychologique de sa suspension, la faute à une entre-saison pas assez studieuse, la faute à beaucoup de chose.
                 
La faute, surtout, à Chris Froome, qui lamine l’ensemble de la concurrence dès la première arrivée en altitude, à Ax-Trois domaines, avant de remettre ça lors du contre-la-montre du Mont-Saint-Michel puis, surtout, lors de l’étape arrivant au sommet du Mont Ventoux. Littéralement ringardisé, incapable de lutter, Contador en est réduit à provoquer des bordures lors des étapes de plats pour reprendre du temps à son rival. Malgré une légère amélioration lors du contre-la-montre autour du lac de Serre-Ponçon, où il entrevoit longtemps la victoire, il finit les Alpes à nouveau très en-dessous du niveau espéré, loin derrière Froome, et surtout derrière Purito Rodriguez et le jeune Colombien Nairo Quintana, qui parviennent à l’éjecter du podium lors de la dernière étape de montagne. Seulement quatrième à Paris malgré le soutien de son équipier Roman Kreuziger qui s’est montré supérieur à lui tout au long des trois semaines, l’Espagnol reçoit ce qui reste sans doute l’une des gifles les plus douloureuses de sa carrière. C’est le moment que choisissent certains experts pour le juger fini, et ce jusqu’au propriétaire de son équipe, le Russe Oleg Tinkoff (un milliardaire russe passionné de cyclisme, qui a fait fortune dans la bière), lequel, à coups de tweets moqueurs, remet en cause le salaire de son poulain.               
                
Contador, lui, encaisse sans broncher. Sa principale théorie, même s’il ne veut pas le reconnaître publiquement, c’est que sa préparation hivernale a été bâclée. Il s’emploie donc à ne pas reproduire la même erreur, connaît une intersaison studieuse, et croit plus que jamais en sa bonne étoile. Après tout, il n’a que trente-et-un ans, et encore quelques belles années devant lui. Un temps intéressé par le projet de son ami le pilote de Formule 1 Fernando Alonso de créer une nouvelle équipe cycliste espagnole, il reste finalement fidèle à la formation de Bjarne Riis, même si cela implique de supporter le fantasque Tinkoff. Mais Contador comprendra que le magnat peut se calmer facilement : il suffit que ses coureurs gagnent. 2014 verra donc littéralement renaître le grimpeur espagnol.               
                
Dès sa course de reprise, au Tour d’Algarve, il gagne l’étape de montagne. Quelques semaines plus tard, il remporte le classement général de Tirenno-Adriatico, ainsi que deux étapes, la première acquise en puncheur devant notamment Quintana et Scarponi, la seconde au terme d’une épique chevauchée de trente-cinq kilomètres. Deuxième ensuite au Tour de Catalogne, il se rattrape en gagnant le Tour du Pays Basque. Un mois avant le Tour, le Dauphiné sonne l’heure de défier pour la première fois de l’année Christopher Froome, qui a connu un début de saison plus contrasté, entre blessures et maladie, mais semble sur une forme ascendante depuis sa victoire au Tour de Romandie.  Le chrono inaugural les voit se classer premier et deuxième, à l’avantage de l’Anglais – la première étape également. Mais Contador n’abdique pas, attaque à chaque étape, et profite finalement de l’ascension vers Finhaut-Emosson pour ravir la tunique de leader à son rival. Le lendemain aura beau voir une échappée fleuve aller au bout et l’Américain Andrew Talansky remporter in extremis le classement général malgré une offensive pleine de panache de Contador, le rapport de force psychologique installé par Froome en 2013 est renversé : l’Espagnol, pour la première fois, semble avoir pris l’ascendant sur son rival, qui a totalement sombré au cours de la dernière étape. L’heure est venue de prendre la route du Tour.

Comme l’année précédente, les médias ont fait leurs choux gras du duel Froome-Contador qui se profile, conscients que les chances d’assister à un vrai bras-de-fer entre les deux coureurs sont beaucoup plus élevées qu’en 2013, où la méforme de l’Espagnol était prévisible. Mais dès la deuxième étape, c’est un troisième larron, l’Italien Vincenzo Nibali, qui prend la tête du classement général. La cinquième étape, pourvue de plusieurs secteurs pavés et courue sous une pluie battante, est riche en rebondissements : Chris Froome, tombé deux fois, abandonne, et Nibali prend plus de deux minutes à Contador. Ce dernier n’a donc même pas le temps de se réjouir de la disparition de son principal concurrent qu’il se retrouve déjà directement menacé par un nouveau rival et contraint de passer à l’offensive, ce qu’il fait dès la première arrivée en bosse, à Gérardmer, reprenant ses trois premières secondes à l’Italien. Mais deux jours plus tard, au cours d’une homérique traversée des Vosges, l’inimaginable survient : Contador chute, se fracture le tibia, et doit abandonner. Six jours après Froome, le Tour perd son autre grand favori, et ce avant même d’avoir attaqué la haute montagne.

Le genou en lambeaux, le moral dans les chaussettes et les maiins sur la tête.

Pour Contador, le coup d’arrêt est terrible. Les images le montrant grimaçant de douleur à la poursuite du peloton, dans la brume, pendant une heure, juste avant son abandon, feront le tour du monde. Celles où on le voit faire ses adieux à ses coéquipiers, descendre de vélo et monter, en larmes, dans la voiture de Bjarne Riis, également.  Quelques jours plus tard, il annonce la fin de sa saison. Le natif de Pinto estimait être dans la meilleure forme de sa vie, prêt à reconquérir enfin la Grande Boucle en administrant une leçon à Christopher Froome, mais doit se contenter d’observer de loin Vincenzo Nibali, à présent débarrassé de Froome et Contador, écraser ce cent-unième Tour de France. C’est trop. L’Espagnol se doit de réagir.

Alors, dans le plus grand secret, il reprend l’entraînement. A la mi-août, à la surprise générale, il annonce sa participation au Tour d’Espagne, affirmant ne viser qu’une ou deux étapes en troisième semaine. Il bluffe. Les médecins, après des examens plus approfondis, ont découvert qu’en fait d’en fait de fracture, ce n’était qu’une fissure. C’est donc moins grave que prévu, et quand Contador prend le départ du troisième Grand Tour de l’année, il se sait en bonne condition physique. Face à lui se dressent néanmoins deux concurrents impressionnants : le Colombien Quintana, deuxième du Tour en 2013 derrière Froome, et vainqueur facile du Giro en début de saison, et Froome lui-même, remis sur pieds après son abandon du Tour. Sans compter les habituels outsiders que sont Rodriguez et Valverde.

Dès les premières étapes accidentées, Contador répond présent. Suite au premier contre-la-montre individuel, il s’empare de la tête du classement général. Le lendemain, victime à son tour d’une chute, Nairo Quintana abandonne. La suite se présente donc bien pour Contador, à qui personne n’a encore jamais réussi à reprendre une tunique de leader sur une course de trois semaines. Il se montre offensif les jours suivants, mais sans jamais réussir à creuser l’écart. Peu fournie en bons grimpeurs, son équipe inquiète avant les véritables étapes de montagne, mais lui reste confiant. Lors de l’arrivée au sommet de La Farrapona, lors de la seizième étape, Froome passe à l’offensive. Il fait exploser Valverde et Rodriguez, et un seul homme parvient à le suivre : Alberto Contador. Le public frémit, il va enfin assister au duel dont il a été privé sur les routes du Tour. Tout au long de l’ascension, l’Anglais multiplie les accélérations, mais El Pistolero parvient toujours à résister. Sous la flamme rouge, il passe à l’attaque à son tour, dépose Froome et s’adjuge l’étape avec une marge confortable. Rebelote quatre jours plus tard, au redouté Puerto de Ancares : Froome et Contador se détachent, le premier attaque le second à plusieurs reprises, sans succès, et dans les derniers hectomètres, l’Espagnol place à son tour un démarrage qui laisse sur place son adversaire et s’impose. Le lendemain, après une parade dans les rues de Saint-Jacques-de-Compostelle, il remporte sa troisième Vuelta en trois participations.

Et de trois.
A la fin de la saison, Contador a enfin récupéré son sceptre de meilleur grimpeur du peloton. Auteur d’un retour au sommet plus que spectaculaire, élu meilleur coureur de l’année, il a atteint le total officieux de huit victoires sur les courses de trois semaines, dépassant Armstrong, Coppi et Indurain pour égaler Jacques Anquetil, et de n’être plus devancé dans la hiérarchie historique des Grands Tours que par Bernard Hinault et Eddy Merckx. A désormais trente-deux ans, l’heure est venue de se trouver de  nouveaux défis. C’est ainsi que germe dans son esprit l’idée de tenter à nouveau le doublé Giro-Tour, inédit depuis 1998 et Marco Pantani. Aussitôt, les commentaires fusent : le challenge est réputé « impossible » - d’ailleurs, l’Espagnol ne s’y était-il pas cassé les dents en 2011, lorsqu’après un Tour d’Italie éprouvant, il n’avait pu faire mieux que cinquième sur la Grande Boucle ? Oui, mais cette année-là, Contador, en pleine tourmente, n’avait pu préparer le défi dans la situation idéale et était arrivé fatigué sur le Tour, où il était en plus tombé à plusieurs reprises. Oui, mais cette année-là, le Pistolero ne courait pas pour reprendre son .

Car derrière la volonté de doublé Giro-Tour, il n’y a rien d’autre que le désir de reconquérir les deux courses que la justice a décidé d’ôter de son palmarès : le Tour de France 2010 et le Tour d’Italie 2011. Contador n’a toujours pas digéré la sanction dont il a été l’objet. C’est donc avec l’objectif de remporter son « deuxième deuxième » Giro, et son « second troisième » Tour qu’il prépare sa saison 2015. Pour faire monter la sauce, Oleg Tinkoff, le fantasque patron de son équipe, propose un million d’euros à se partager entre le Pistolero et ses rivaux Christopher Froome, Nairo Quintana et Vicenzo Nibali s’ils participent tous les quatre aux trois Grands Tours lors de la saison à venir. Peu emballés et craignant de se disperser dans cette aventure imbrobable, les adversaires de l’Espagnol déclinent la proposition, préférant se concentrer sur le Tour de France au détriment des autres courses, et c’est dans la peau de l’homme à abattre qu’Alberto Contador entame 2015.

Vainqueur devant Froome d’une étape dès sa course de reprise, la Ruta Del Sol, la suite de sa préparation au Giro est contrastée : ayant pris le parti de très peu courir pour conserver le plus de fraîcheur possible, le madrilène ne peut rivaliser avec Nairo Quintana sur Tirreno-Adriatico avant de s’incliner, pour quelques secondes, devant l’Australien Richie Porte sur le Tour de Catalogne. De surcroît, sur chacune des deux courses, il tombe et se fait mal. Côté coulisses, l’ambiance se détériore également très vite : le manager historique de la formation, Bjarne Riis, est viré par Oleg Tinkoff dès le mois de mars. La recrue-phare de la saison, le slovaque Peter Sagan, réalise un début de saison en demi-teinte, et ce ne sont pas les performances de Contador, correctes mais sans éclat, qui gonflent le moral des troupes. Au moment de prendre le départ du Giro, la pression monte d’un cran : la victoire est impérative.

Mais rien, dans ce 98ème Giro, ne va se passer comme prévu. Si, dès la première semaine, Contador montre qu’il est au niveau attendu, en prenant la tête du classement général après la première arrivée en altitude, c’est pour mieux déchanter le lendemain : victime d’une nouvelle chute dans l’emballage final, il est victime d’une légère luxation de l’épaule. Après que le bruit d’un abandon précoce ait couru dans le peloton, il dément la rumeur en se présentant, le lendemain, au départ de la septième étape. Deux jours plus tard, lors de l’arrivée au sommet de Campitello Matese, il est incapable d’attaquer et doit se contenter de suivre ses rivaux Fabio Aru et Richie Porte. La course, déjà singulière, va se débrider encore après la première journée de repos. Porte, victime d’un incident mécanique, perd cinquante secondes sur les autres favoris, puis écope de deux minutes de pénalité pour avoir reçu l’assistance d’un coureur d’une formation adverse, et concède quelques jours plus tard encore plusieurs minutes sur ses adversaires après une nouvelle chute. Contador, lui, récupère tranquillement de sa douleur à l’épaule et réussit une prestation majuscule lors du contre-la-montre de Trévise, qui le voit reléguer son dauphin au classement général, Fabio Aru, à plus de deux minutes. A l’entame de la troisième semaine, et malgré son état de santé incertain, la plupart des observateurs considèrent qu’il a déjà course gagnée, surtout quand l’équipe Sky annonce l’abandon de Richie Porte, écœuré par la malchance dont il est victime depuis le début du Giro.

Contador se demandant ce qu'il y a sous les jupes des filles...

Mais lors de l’étape reine qui relie Pinzolo à Aprica, Alberto Contador va être victime d’une crevaison à une soixantaine de kilomètres de l’arrivée. Enfreignant une règle tacite du peloton, ses rivaux des équipes Astana et Katusha ne l’attendent pas, et accélèrent pour le distancer. Malgré le travail de ses équipiers pour le ramener au contact du peloton, c’est avec près d’une minute de retard sur Fabio Aru et Mikel Landa, ses plus sérieux adversaires, que Contador entame l’ascension du redoutable col du Mortirolo. Sans s’affoler, le Pistolero va alors remonter un par un tous les coureurs lâchés par le groupe de tête, jusqu’à revenir sur Aru et Landa non loin du sommet du col. L’image, incroyable, du maillot rose, seul et en chasse dans le Mortirolo, restera comme l’une des plus marquantes de ce Tour d’Italie. Si Landa gagne finalement l’étape, le grand vainqueur du jour est Contador, qui conforte plus que jamais sa première place au classement général. Deux jours plus tard, il accroit encore son avantage en réalisant un nouveau numéro dans le Monte Ologno, si bien qu’à la veille de l’arrivée, avec quatre minutes et demie d’avance sur Aru, et cinq sur Landa, on ne voit pas très bien ce qui pourrait lui faire perdre le Giro. Et pourtant, lors de l’interminable ascension du Col de Finestre, célèbre pour les chemins de terre qui remplacent l’asphalte de la route lors de ses dix derniers kilomètres, Contador va être victime d’une spectaculaire défaillance. Visiblement déshydraté, incapable de répondre aux attaques de ses rivaux, il va effectuer les quarante derniers kilomètres de l’étape seul dans la pampa, concédant un débours de plusieurs minutes à ses principaux adversaires. Heureusement pour lui, son avance au classement général était suffisante pour ne pas céder son maillot rose, mais la frayeur aura été réelle, et ce n’est que grâce à son mental, une nouvelle fois impressionnant, que l’Espagnol aura réussi à ne pas sombrer. Le lendemain, à Milan, il remporte officiellement le Giro. L’heure est venue de se tourner vers le Tour de France.

Cette 102ème édition de la Grande Boucle s'annonce en effet comme étant la plus relevée (et donc la plus attendue) depuis longtemps. Avec un parcours taillé sur mesure pour les plus grands champions (une étape pavée, un contre-la-montre  par équipes très exigeant et pas moins de neuf arrivées en altitude), et une pression populaire intense comme jamais, le défi est de taille pour l'ensemble des prétendants au maillot jaune. Face à Alberto Contador, ce sont trois adversaires redoutables qui se dressent, farouchement déterminés à ramener le maillot jaune à Paris. D’abord, Christopher Froome, qui avait humilié Contador sur les routes du Tour en 2013 avant que l’Espagnol ne prenne sa revanche sur la Vuelta l’année suivante. Après un début de saison 2015 difficile, l’Anglais est tranquillement monté en régime, jusqu’à parfaire sa condition sur le Critérium du Dauphiné, sa dernière course de préparation avant la Grande Boucle, qu’il a remporté en se payant le luxe de s’imposer lors des deux principales étapes de montagne. Ensuite, Nairo Quintana, le petit grimpeur colombien, âgé de seulement vingt-cinq ans et principal espoir du cyclisme mondial. Vainqueur du Giro en 2014, il a cette année décidé d’axer toute sa saison autour du Tour, qu’il a terminé à la deuxème place en 2013, espérant tirer un bénéfice maximum des nombreuses arrivées en altitude. Enfin, l’Italien Vincenzo Nibali, tenant du titre et seul coureur en activité avec Contador à avoir remporté chacun des trois Grands Tours. Coureur souvent audacieux, sachant aussi être opportuniste, il est celui des favoris qui semble le mieux armé pour résister aux nombreux pièges (bordures, pavés…) proposés par la première semaine. 


Nibali, Froome, Contador et Quintana, alias les quatre Fantastiques.

Prêt à leur damer le pion ces trois prochaines semaines sur les routes françaises comme il l'a si souvent fait par le passé, Alberto Contador, qui a peaufiné sa préparation en s’adjugeant le classement général de la Route du Sud à la mi-juin, croit en sa bonne étoile, celle qui lui a permis de remporter neuf Grands Tours, et de se relever plus fort à chaque fois qu'il touchait terre. Néo-pro parmi tant d'autres en 2003, miraculé de l'anévrisme en 2004, équipier prometteur en 2005, rouage d'un des plus vastes systèmes de dopage en 2006, plus grand opportuniste de l'histoire du Tour en 2007, héritier d'Hinault et Gimondi en 2008, justicier impitoyable en 2009, ennemi public n°1 en 2010, martyr d'une erreur judiciaire annoncée en 2011, sauveur du cyclisme mondial en 2012, has-been notoire en 2013 et champion indestructible en 2014, il court désormais pour la légende. Celle d’un homme aux mille retours.



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