Un peu plus à l'Ouest... |
En début de semaine, la nouvelle est tombée : Juan
Carlos, le Roi d’Espagne, El Rey, a abdiqué. Son fils, Felipe, lui
succède : il devient donc Felipe VI.
J’ai toujours bien aimé le Roi d’Espagne. Sa jovialité
parfois un peu bonhomme, ses rondeurs, son côté oncle fantasque jouaient un
peu, c’est vrai. Beaucoup moins, cependant, que son rôle dans la transition
démocratique en Espagne, dans l’immédiat après-Franco. L’histoire est connue,
mais peut être racontée encore une fois.
La Deuxième République a chassé d’Espagne le Roi Alphonse
XIII, en 1931. La Guerre d'Espagne a ensuite éclaté, puis le long règne du
Franquisme. Franco, parvenu au pouvoir, a très tôt désigné Juan Carlos, le
petit-fils d’Alphose XIII comme son successeur, manière de contenter à la fois
les tenants d’un certain légitimisme, et de couper court à toute éventuelle
querelle quant à sa succession. A la mort du Caudillo, en 1975, c’est comme
prévu Juan Carlos qui prend le pouvoir. Contre toute attente, le nouveau
souverain, aussitôt couronné, entame la transition démocratique et permet à son
pays de tourner la page de quarante ans de dictature militaire. Cependant, tout
aurait pu ne pas aussi bien tourner.
Imaginons ce qui se serait passé si derrière le masque de
play-boy futile qu’il arborait avant son accession au trône, ne s’était pas
trouvé le principal héros du XXème siècle espagnol mais le continuateur du
fascisme à l’espagnole.
Allez-y franco, mon général. |
En 1975, Franco meurt. Lui succède donc, comme prévu
Juan-Carlos. L’arrivée au pouvoir d’un homme jusqu’alors surtout connu pour son
amour des belles bagnoles et ses participations aux soirées mondaines suscite
quelques attentes dans la presse internationale : on l’imagine plus
ouvert, plus moderne que son prédécesseur, plus libéral, aussi. En un mot, on
entrevoit la possibilité pour l’Espagne de sortir enfin de la longue nuit dans
laquelle le franquisme l’a plongée. Dès le début, Juan Carlos douche tous les
espoirs.
Sa première visite officielle est pour le général Pinochet,
au Chili, avec lequel le nouveau souverain tente de créer un partenariat
privilégié – l’Argentine de Videla suivra quelques mois plus tard.
Parallèlement à cela, pour bien faire comprendre à tout le monde que c’est lui
le chef, Juan Carlos mène une purge parmi son état-major, faisant arrêter, la
même nuit, une petite centaine de gradés que l’ont disait peu convaincus de
lui. Lorsqu’en 1981, de l’autre côté des Pyrénées, le socialiste François
Mitterrand est élu, El Rey décide de fermer sa frontière avec la France, qu’il
qualifie de « cheval de Troie du
bolchevisme en Europe de l’Ouest ». En apprenant la nouvelle,
Mitterrand hausse un sourcil.
En 1981 a également lieu une tentative de putsch : des
généraux, convaincus que Juan Carlos va trop loin et que l’avenir de l’Espagne
ne doit pas être lié à cette pratique royale du fascisme, proclament la
troisième République. Le jour-même, Juan Carlos, impitoyable, réussit à les
capturer en commandant lui-même, depuis l‘arrière, l’armée qui lance l’assaut
final, en plein Madrid. Tous les mutins sont condamnés à mort. Mais ce n’est
pas le seul soubresaut qui agite l’Espagne : les séparatistes basques,
plus traqués que jamais, ont lancé l’insurrection depuis Bilbao. La guerre
civile qui s’en suit dure huit mois, met tout le Pays Basque à feu et à sang
(trois cent mille morts, principalement des civils) et voit la victoire des
forces royales dans ce qui entre dans l’Histoire sous le nom de Seconde Guerre
d’Espagne (également connu sous le nom de Guerre d’Indépendance, au
Pays Basque).
Qui vote pour la continuation du franquisme ? |
Le principal effet de ce conflit est le refus très
médiatique du pape Jean-Paul II, invité par le Roi à se rendre à Compostelle,
et qui lui répond que tant qu’un boucher tel que lui sévira à la tête de
l’Espagne, il n’y mettra pas les pieds. Vexé, Juan Carlos multiplie les
rodomontades : il masse des forces à la frontière portugaise, finance les
pro-salazaristes en vue de provoquer chez son voisin des troubles justifiant
une intervention espagnole (et le rétablissement d’une dictature militaire amie
au Portugal, démocratique depuis 74), sans qu’un seul soldat ibère ne passe
finalement la frontière. Pas découragé pour autant, Juan Carlos s’entête à
vouloir frapper un grand coup : en 1988, il tente l’annexion de Gibraltar.
L’Angleterre réagit immédiatement, et en moins d’une semaine, l’Espagne signe
l’armistice.
Suivent quelques années de vaches maigres. Les rares pays
amis du Royaume voient, un par un, leurs dictatures être renversées (Argentine,
Chili), ses relations avec l’Europe sont inexistantes (les coups de poker ratés
au Portugal et à Gibraltar ainsi que l’écrasement de la rébellion basque ont
coupé court aux tentatives de rapprochements initiées par le Franco
vieillissant), et même l’Eglise, très influentes dans la péninsule, marque ses
distances. Juan Carlos essaie bien de se faire bien voir des Etats-Unis, mais
ceux-ci ne sont même pas intéressés : à la chute de l’URSS, le dernier
état soviétique, l’Espagne fasciste perd sa raison d’être, et du même coup tout
son intérêt stratégique aux yeux de Washington. Pour ne rien arranger, les
caisses sont vides et le pays est moribond.
Juan Carlos, désireux de se trouver de nouveaux alliés, se
met à copiner avec les derniers dictateurs militaires qu’il lui reste :
ceux d’Afrique du Nord. Kadhafi l’accueille d’un humiliant « je n’oublie pas que nos deux peuples ont pendant des siècles
fait partie du même empire », Hassan II obtient de lui la cession de Ceuta et des îles Zaffarines, mais au finalement, sous l’impulsion de Juan
Carlos, tous trois et Zine Ben Ali créent l’Union Méditerranéenne, faible
substitut aux Etats-Unis d’Afrique rêvés par Kadhafi, mais riche en accords
économiques et financiers.
Bonnes manières à l'espagnole : Juan Carlos, un souverain Tripoli |
Surtout, les années 90 sont marquées par l’émergence d’un
homme de l’ombre qui va devenir incontournable : Florentino Pérez.
D’abord chargé de la propagande du régime, il va petit à petit accéder au
cercle les plus intime du souverain, jusqu’à devenir son éminence grise. C’est
lui qui sera à l’instigation du Virage Juste, qui visera, dans une tradition
soviétique jusqu’alors totalement étrangère au fascisme espagnol, à créer un
gros fonctionnariat, et par là-même une classe moyenne dont le pouvoir espère alors qu'elle pourra relancer la consommation et l'économie du Royaume. C’est lui aussi qui
sera le cerveau de la transformation de Majorque, des Canaries et surtout de
Barcelone en provinces au statut spécial – c’est-à-dire en paradis fiscaux et
en destination de luxes mondialement prisées. C’est lui encore qui initiera le
tournant « tout sport » de l’Espagne, via la création de champions
destinés à faire vibrer la fibre patriotique des Espagnols, et dont les six victoires
consécutives à Roland Garros (de 2005 à 2010) du tennisman Fernando Verdasco constitueront
l’apogée.
Florentino Pérez, interrogé sur son soutien à la couronne. |
Grâce à son relatif isolement vis-à-vis de ses voisins
européens, et vis-à-vis e la finance internationale, l’Espagne sort sans trop
de séquelles de la crise de 2008. Mais quelques années plus tard, l’onde de
choc partie de Tunisie et qui deviendra connue sous le nom de Printemps arabe
traverse la Méditerranée, s’en prend au Royaume, avec quelques mois de retard.
Les manifestations, d’abord pacifiques, sont principalement l’œuvre de cette
jeune classe moyenne créée par Fiorentino Pérez et choyée par José Maria
Aznar, le ministre des finances de Juan
Carlos. Ce que réclament les manifestants, comme en Afrique du Nord ou en
Syrie, c’est d’abord d’avantage de libertés individuelles, mais surtout un
rapprochement avec l’Union Européenne. Le souverain a vieilli et n’est plus
aussi prompt à réprimer dans le sang que dans les années 80. Il commence
d’abord par faire quelques promesses, qui n’arrivent pas à enterrer le
mouvement, que quelques mesures symboliques, comme la libération du cinéaste
Pedro Almodovar (enfermé depuis 2008, pour des films jugés trop subversifs), n’arriveront pas à endiguer. Rapidement, le pays s’enfonce
dans l’impasse, et connait une crise économique. Les photos du Roi, en train de
chasser l’éléphant alors que toutes les places du pays sont occupées par des
manifestants sème le trouble parmi les loyalistes : certains se
désolidarisent du pouvoir, qui dès lors n’a plus d’autre choix que d’entamer le
rapport de force. Alors que Ben Ali et Moubarak ont démissionné et que Kadhafi s’est
fait renverser par l’OTAN et massacrer en place publique, Juan Carlos s’applique
comme Bachar Al-Assad à diviser ses ennemis, et recule ainsi pendant longtemps
le basculement de l’Espagne dans la lutte armée.
Tout autour, les Européens exaltent le souvenir de la
Première Guerre d’Espagne, ravivent la flamme de l’antifascisme. Après avoir un
temps laissé la situation se décanter pour voir comment allaient tourner les
évènements, la France d’Alain Juppé (réélu en 2012), les Etats-Unis de Joe
Biden et la Russie de Poutine s’accordent sur une intervention éclair, fin mai
2014. L’armée espagnole, à l’équipement vétuste, est rapidement défaite et le 2
juin 2014, Juan Carlos, vieilli, bouffi et pour tout dire au bout du rouleau,
annonce qu’il renonce au pouvoir. La Quatrième République Espagnole (et non la
Troisième, en hommage aux révolutionnaires de 1981) est proclamée le soir-même.
Dans cette version alternative, évidemment, Letizia n'a pas épousé Felipe, et ne devient donc pas reine après l'abdication de beau-papa. D'ailleurs, Felipe ne devient pas roi non plus. |
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